« France Arménie » – Avril 2016. Par Anne-Marie Mouradian

«C'est un jour historique. Nous avons réalisé aujourd'hui que la Turquie et l'UE avaient la même vision, le même destin et le même avenir », s’exclame Ahmet Davutoglu, le 18 mars à Bruxelles.

Le Premier ministre turc vient de conclure un accord avec les Vingt-Huit pour mettre un coup d'arrêt à l'afflux de migrants vers l'Europe. Son lyrisme n’est toutefois pas destiné aux Européens. 

Il est à usage interne comme les photos, diffusées depuis le premier Sommet UE-Turquie en novembre 2015, de ses chaleureuses accolades avec Donald Tusk, le président du Conseil européen et Jean-Claude Juncker, le patron de la Commission de Bruxelles.

« Ces images sont utilisées par le président Erdogan comme outil de propagande pour montrer aux Turcs que son régime est respecté des Européens, et combien il leur en impose. Elles doivent servir à défendre son objectif prioritaire qui n’est pas l’adhésion à l’UE, mais le remplacement du régime parlementaire turc par un régime présidentiel « sur mesure ». Pour cela, il devra organiser un referendum citoyen ou de nouvelles élections » explique Savas Genç, professeur en relations internationales et science politique à l’Université Fatih d’Istanbul.

Pour trois milliards de plus

Le 18 mars, Ahmet Davutoglu conclut son intervention en regrettant que des manifestants arborent des drapeaux d'organisations terroristes en Europe, allusion à une manifestation kurde tenue à Bruxelles deux jours plus tôt. « Nous devons » ajoute-t-il, « nous dresser contre toute forme de terrorisme. Il n'y a pas de différenciation à faire entre Daech, le PKK ou le DHKPC ». Le Premier ministre belge, Charles Michel, déjà interpellé à ce sujet par le président Erdogan, remet les pendules à l’heure : « La liberté de manifestation est garantie en Belgique et je la défendrai toujours ».

Ce jour-là, les sourires du Premier ministre turc semblent un peu moins éclatants que ceux affichés dix jours plus tôt au Sommet UE-Turquie du 7 mars. Les exigences turques ont été revues à la baisse. Un premier projet, préparé le 6 mars par Angela Merkel, Ahmet Davutoglu et Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais dont le pays assure la présidence tournante de l’UE, lors d’un dîner à huis clos à l’ambassade de Turquie, avait été présenté le lendemain aux Vingt-Huit. La proposition suscitera une levée de boucliers tant dans les capitales qui n’apprécient pas de se voir forcer la main par la chancelière allemande, qu’au Parlement européen.

Endiguer le flux migratoire est certes l’urgence prioritaire et l’UE a comme jamais besoin de la Turquie. Mais le prix du marchandage s’avérait trop lourd à payer, qu'il s'agisse du respect des droits de l'homme, des concessions politiques offertes au président turc, de l'image que l'Europe donnait d'elle-même ou du doublement de la facture financière réclamé par Ankara.

Pas d’adhésion à l’ordre du jour

Il fallait rectifier le tir d’autant que Chypre menaçait de poser son véto. Nicosie ne peut pas accepter les demandes de la Turquie, notamment la relance des négociations d’adhésion, tant que ce pays ne respectera pas ses obligations et ne reconnaîtra pas la République de Chypre, souligne le président Anastasiades. Autrement, ajoute-t-il, nous accepterions que notre République soit en effet « défunte ». La « défunte République de Chypre » est la dénomination utilisée par Ankara.

« L’issue des négociations reste ouverte », donc «  l'adhésion de la Turquie n'est absolument pas à l'ordre du jour » rassure Angela Merkel dont le parti est, en l’état, opposé à cet élargissement. Jeu de dupes, jeu de poker ? « La priorité de la chancelière est de mettre de l’ordre dans le chaos migratoire. Il lui faut agir. Elle fait des promesses. Ce n’est pas pour cela qu’elles seront tenues » estime un observateur.

Quant au président Erdogan, obsédé par son rêve ottoman de puissance régionale, il ne se soucie guère de l’ouverture de nouveaux chapitres dont, comble de l’ironie, les chapitre 23 sur les droits fondamentaux et l’appareil judiciaire et 24 sur la sécurité, les libertés et la justice, mais il veut montrer son pouvoir, tordre le bras à l’Europe. En a-t-il les moyens, lui qui se révèle incapable d’assurer la stabilité sur son territoire où les attentats de l’EI se succèdent et le conflit avec les Kurdes s’intensifie ?

Des limites au marchandage

Au Sommet européen du 18 mars, les Vingt-Huit chargent Donald Tusk, Jean-Claude Juncker et Mark Rutte de déminer le terrain avec Ahmet Davutoglu de retour à Bruxelles. Dans l’après-midi, un nouveau projet est présenté aux chefs d'État et de gouvernement et adopté quelques heures plus tard.

L’accord prévoit le renvoi vers la Turquie de tous les migrants arrivés dans les îles grecques après le dimanche 20 mars à minuit. Les premières expulsions sont prévues pour début avril. L’UE accueillera un réfugié se trouvant légalement en Turquie pour un renvoyé de Grèce.

Réexpédier des demandeurs d’asile vers un pays qui respecte moins que jamais les libertés publiques semble peu compatible avec le droit européen. Nul ne peut affirmer que la Turquie appliquera les normes internationales en matière d’assistance et de protection aux réfugiés. Mais les apparences sont sauves: Ankara s’engage à observer le principe du « non-refoulement » et à ne plus repousser de demandeurs d’asile vers des pays où ils seraient en danger, comme la Syrie.

Au moins deux des contreparties demandées par Ankara ne sont pas concédées. Les Européens refusent de doubler pour le moment leur aide financière de 3 milliards d’euros. Par ailleurs, ils ouvriront non pas cinq, mais un seul nouveau chapitre de négociations d’adhésion. Il s’agit du chapitre 33 portant sur les finances et le budget, le moins problématique.

La fin de visas imposés aux Turcs qui viennent en Europe pour moins de 90 jours reste officiellement programmée pour la fin juin mais elle est désormais strictement liée au respect d'une longue série de préalables techniques et politiques qu'Ankara à peu de chance, dit-on à Bruxelles, de remplir dans les quatre mois.

Ambigu et cynique « bricolage », le compromis du 18 mars écorne certains principes européens mais limite les concessions esquissées le 7 mars. Les supporters du président Erdogan qui avaient au départ chaleureusement salué « le succès de la diplomatie turque », déchantent un peu. Des opposants déplorent l’absence de réaction européenne à la mise sous tutelle des medias, dont Zaman - auquel collaborait l’eurodéputé néerlandais Joost Langendijk –, et dénoncent une « faillite morale » de l’UE.

Dans un autre registre, Bruxelles devait accueillir le 24 mars un colloque organisé par l’Académie royale de Belgique en collaboration avec l’Université d’Utah, sur « Le processus de construction de la Nation dans les Balkans. Nettoyage ethnique et massacres des musulmans ottomans et turcs (1912-1913) » avec MM. Justin McCarthy, Hakan Yavuz et Tal Buenos. Après avoir tenu en 2015 une conférence sur le Génocide arménien, la vénérable académie invitait sans états d’âme des orateurs contribuant à exporter le négationnisme d’Etat turc. Le colloque a dû être annulé suite aux attentats du 22 mars à Bruxelles.

crédit photo: The European Union