Une quinzaine d’experts venus de plusieurs pays se sont récemment réunis  le temps d’une journée riche en témoignages et en informations. 
 
« Reconstruire le dialogue mémoriel : l’exemple turco-arménien » est  le thème développé lors des rencontres internationales organisées à la  Villa Empain, siège bruxellois de la Fondation Boghossian. Dans le hall  tout en marbre de ce somptueux cadre, fleuron du patrimoine Art déco  belge, la journée a été riche en informations, en interventions et en  témoignages. La thématique du dialogue turco-arménien a été abordée par  une quinzaine d’intervenants, professeurs, chercheurs, journalistes,  écrivains, artistes, venant de Belgique, mais aussi de France, de  Suisse, de Turquie, du Canada, et s’est déclinée sur 3 grands axes : la  dualité Turquie-Arménie ; la constructions des identités ; l’art et la  mémoire. 
 
En ouverture de cette journée de rencontres, Albert Boghossian,  trésorier et membre fondateur de la fondation, a rendu hommage à Edouard  Jakhian, « Arménien de Bruxelles », grand humaniste belge d’origine  arménienne décédé en mai dernier. M. Boghossian a rappelé que le  génocide arménien de 1915 demeurait « une plaie ouverte car non reconnu  », et a lancé les débats en se demandant pourquoi ce génocide demeurait  contesté par la Turquie. 
 
Évelyne de Mevius, jeune doctorante, dont le mémoire de philosophie «  L’Éthique reconstructive à l’épreuve du génocide des Arméniens » a été  publié aux éditions Boghossian, a abordé la question de la  reconnaissance du génocide arménien par le biais du prisme de l’éthique  reconstructive qui implique une relecture en profondeur du récit  permettant de « lever le destin » tragique de la relation entre Turcs et  Arméniens. Elle a rappelé, en exergue, ce que soutenait Édouard Jakhian  : « La fille ou le fils de la victime demeurera la victime ; la fille  ou le fils du bourreau n’est pas le bourreau » ; Jakhian, qui se battait  pour la reconnaissance du génocide arménien, mais qui n’en cherchait  pas moins à retrouver les « justes » de Turquie, ces femmes et ces  hommes qui ont aidé à sauver des vies arméniennes pendant ces sombres  heures de l’histoire, et à leur rendre hommage. « 100 années n’auront  pas permis de soulager la mémoire meurtrie du peuple arménien et  d’ébranler l’armure négationniste qui empêche le peuple turc de  reconnaître cette page noire de son histoire, a-t-elle rappelé. Seule la  reconnaissance de ce drame pourrait apaiser, d’un côté comme de  l’autre, le rapport conflictuel que ces peuples entretiennent avec leur  passé et entre eux. » 
 
Dualité Turquie-Arménie 
 
La dualité Turquie-Arménie, débats modéré par le journaliste radio  belge Eddy Caekelberghs, a abordé la question par le biais historique.  C’est Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit, qui a rappelé les  différentes étapes de la reconnaissance du génocide des Arméniens, à  travers cinq séquences, dont la première se situe au milieu des années  soixante, avec une première évocation visible et commémorative du  cinquantenaire du génocide ; et la dernière, la période 2009/2010, avec  l’initiative turque d’une pétition qui réclame l’ouverture d’un dialogue  sur la question du génocide des Arméniens. 
 
Michel Marian, maître de conférences à l’Institut d’études  politiques de Paris, et Ahmet Insel, professeur à l’Université de  Galatasaray et maitre de conférences à Paris I, ont détaillé « Le tabou  arménien ». Pour le premier, la Turquie est victime d’une véritable  amnésie de fait sur la question arménienne, amnésie provoquée aussi bien  par le faible nombre d’Arméniens vivant encore en Turquie, et  particulièrement en Anatolie (région d’où ont été expulsés et massacrés  1,5 million d’Arméniens), que par la coupure que revendiquent les Turcs  entre la Turquie d’aujourd’hui et l’Empire ottoman à la fin duquel a été  perpétré le génocide. Pour Ahmet Insel, depuis 20 ans, les choses ont  évolué et il y a de « relatifs facteurs d’optimisme », notamment depuis  la pétition de 2008, signée par 30 000 à 40 000 personnes et qui marque  le premier acte de demande de pardon de citoyens turcs à leurs  concitoyens arméniens « non pas sur le génocide lui-même, mais sur  l’oubli, le déni de ce génocide et les actions discriminatoires qui en  ont découlé ». La question du retour des Arméniens en Turquie commence à  être abordée, affirme le chercheur, et les Arméniens sont autorisés à  venir « visiter » la terre de leurs ancêtres, notamment dans la région  d’Anatolie. Cependant, la question de la propriété, notamment des  nombreuses terres appartenant aux Arméniens et spoliées, reste taboue. «  Une circulaire interdit d’accéder aux registres du cadastre d’avant  1924 afin de protéger la sécurité de l’État. Et aucun travail de  recherche historique ne peut se faire sur cette tradition de saisine des  biens immobiliers », précise Ahmet Insel. « Aujourd’hui, la société  turque a peur d’être chassée d’Anatolie, ces terres mal acquises. Nous  sommes dans l’idée illusoire d’une société turque homogène. Sans mémoire  équitable, pas de mémoire apaisée. La question arménienne doit faire  partie du processus de démocratisation de la société turque. » Et  d’insister : « La question arménienne reviendra comme un boomerang à la  figure de la Turquie tant que celle-ci n’aura pas fait son travail de  mémoire. L’identité turque s’est construite sur la négation de l’autre,  sa disparition. Reconnaître ce génocide équivaudrait à se déconstruire,  se nier soi-même », d’où la difficulté de cette reconnaissance. 
 
Guillaume Pérrier, correspondant du quotidien Le Monde à Istanbul,  est le coauteur d’une enquête sur « La Turquie et le fantôme arménien »,  menée depuis 2004 et les débats sur l’adhésion de la Turquie à l’Union  européenne. « La tentative d’effacer la mémoire arménienne est un échec.  L’arménité existe, la mémoire s’est transmise par l’oralité. Quand on  s’arrête dans les villages d’Anatolie, la mémoire émerge à travers la  mémoire cachée, les mensonges, même le négationnisme d’État. » Et de  raconter l’histoire du palais présidentiel à Ankara, censé avoir été  acheté à une famille arménienne, mais qui en réalité – des documents en  attestent – a été spolié et offert à Atatürk en 1921. Dans d’autres  villes, un véritable travail de rafraîchissement de la mémoire est en  cours, a souligné le journaliste. « La question des “justes”, qui est  une réalité de tout génocide, commence à émerger. Des responsables  politiques locaux rendent hommage à des hommes turcs qui ont sauvé des  vies arméniennes. C’est une clé qui peut être donnée aux Turcs afin  qu’ils aillent vers cette mémoire. » 
 
Hamit Bozarslan, directeur d’étude à l’Ehess (École des hautes  études en sciences sociales) et spécialiste du Moyen-Orient, s’est  demandé pourquoi le négationnisme se maintient alors que les  informations tendent de plus à plus à prouver sa réalité. « Car nous  sommes dans le cas d’un crime fondateur, a-t-il affirmé, un crime sur  lequel s’est construit le pays. Les cadres qui ont mené le génocide ont  été tous dans les instances dirigeantes du pays jusque dans les années  soixante. La bureaucratie du génocide a été entièrement nommée par le  parti kémaliste, d’où la continuité organique de l’État. Et les  contestations actuelles place Taksim ont montré la vivacité des courants  qui secouent aujourd’hui la Turquie. ». 
 
Raymond Kévorkian, historien et directeur de la Revue d’histoire  arménienne contemporaine, a relevé une singularité sur cette question du  génocide des Arméniens : les élites Jeunes Turcs et les élites  arméniennes étaient unies par des liens d’amitié. « Ce sont deux  identités nationales qui étaient au départ parties pour construire un  État commun. » Cette donnée historique et la trahison qui en a découlé  pourraient expliquer en partie l’impossibilité des autorités turques à  reconnaitre le génocide. 
 
L’art et la mémoire... 
 
Après la pause déjeuner, les débats se sont orientés sur un axe plus  philosophique à travers la thématique de la construction et la  reconstruction des identités. Jean-Marc Ferry, titulaire de la chaire de  philosophie de l’Europe à l’Université de Nantes, a cherché à répondre à  deux questions qui résument bien la difficulté du débat : pourquoi  est-il si difficile d’amorcer le processus de reconstruction ? Que  signifie pratiquement reconstruire une relation brisée ? Valérie Rosoux,  licenciée en philosophie et docteure en sciences politiques, a détaillé  les conditions qu’il faudrait réunir pour la réconciliation : rétablir  la confiance, rétablir la vérité. 
 
La journée s’est clôturée par des interventions autour de « L’art et  la mémoire ». Modérée par Diane Hennebert, chargée de la direction de  la Fondation Boghossian, cette dernière partie a regroupé des  témoignages d’artistes ou de journalistes d’origine arménienne, tels  Caroline Safarian, comédienne et écrivaine belge, ou Antoine Agoudjian,  photographe français. Mémoire, transmission, des thèmes abordés avec des  sensibilités et des approches différentes, mais tout aussi  enrichissantes. Mehmet Koksal, journaliste belge d’origine turque, a  apporté sa pierre à cet édifice en racontant les enquêtes qui l’ont mené  à écrire de nombreux articles sur les pressions exercées par le lobby  négationniste turc en Belgique. 
 
La place et le travail des associations n’ont pas été en reste,  puisque Sibel Asna et Arsinée Khanjian ont chacune détaillé les actions  portées par la Fondation Hrant Dink à Istanbul et l’Institut Zoryan à  Toronto. Pour mémoire, la Fondation Hrant Dink a été créée en 2007 et  porte le nom du journaliste turco-arménien assassiné en janvier de cette  même année. Cette structure milite à travers ses actions pour la  liberté d’expression, le dialogue multiculturel et la paix. L’Institut  Zoryan a pour objectif l’étude des génocides et des droits de l’homme. 
 
Avec ces journées, la Fondation Boghossian, centre de dialogue entre  les cultures d’Orient et d’Occident, n’en est pas à son coup d’essai.  L’année dernière à la même époque, c’est Platon et l’Orient qui étaient  aux programme avec banquet platonicien. Les prochains RDV devraient  avoir pour thématique les périples (décembre 2013) et le sacrifice  (printemps 2014). 
 
Tous les intervenants ont souligné l’importance de l’année 2015,  année de la commémoration du centenaire du génocide, notant que toutes  les options restaient ouvertes. Année d’ouverture ou de rigidification,  l'avenir seul le dira.
Le 1er octobre 2013
Aline Gemayel
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