Commission de la Culture, de l’Audiovisuel, de l’Aide à la presse, du Cinéma, de la Santé et de l’Egalité des chances du Parlement de la Communauté française

Séance du mardi 5 novembre 2013

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Interpellation de M. Jean-Claude Defossé à Mme Fadila Laanan, ministre de la Culture, de l’Audiovisuel, de la Santé et de l’Égalité des chances, intitulée « Europalia Turquie 2015 » (Article 76 du règlement)

 

M. Jean-Claude Defossé (ECOLO).

La Belgique et la Turquie ont signé le 3 octobre dernier au Palais d’Egmont à Bruxelles un protocole d’intention en vue de l’organisation, entre l’automne 2015 et l’hiver 2016, d’un festival Europalia consacré à la Turquie.

La Fédération Wallonie-Bruxelles, qui a ratifié en avril 2012 un accord de coopération, notamment culturel, avec Ankara, est partie prenante dans l’organisation et le financement de cette manifestation à caractère principalement culturel.

Dans les prochaines semaines, les organisateurs belges planifieront des tables rondes avec des experts de la Turquie pour en savoir davantage. Ils contacteront ensuite leurs homologues turcs pour entamer des négociations sur les sujets qui seront présentés à Bruxelles.

Mme Kristine De Mulder, directrice générale d’Europalia International, estime qu’il est prématuré de décider actuellement quelles richesses de la Turquie, centre de l’ancien Empire ottoman, seront montrées à Bruxelles. « Nous allons en tous cas mettre en lumière les cultures diverses de la Turquie », nous dit-elle.

Cette déclaration est rassurante car il ne vous aura pas échappé que 2015 coïncide avec le centième anniversaire du génocide arménien, réalité historique incontestable décrite par de nombreux historiens indépendants renommés. Ce massacre planifié et systématique a d’ailleurs été reconnu le 17 mars 1998 par le Sénat belge ainsi que par une résolution du Parlement européen du 18 juin 1987 qui « reconnaît que les Arméniens furent victimes en 1915 d’un génocide perpétré par le gouvernement ottoman de l’époque ».

Malgré cela, Ankara nie aujourd’hui encore l’existence de ce génocide durant lequel au moins un million d’Arméniens (hommes, femmes et enfants) ont été de manière concertée systématiquement assassinés, et ce sans compter les innombrables réfugiés arméniens qui ont quitté la Turquie, fuyant ce massacre, et ceux qui se sont convertis à la religion musulmane pour échapper à la mort.

Avant 1915, dans toute l’Anatolie, d’Istanbul à la frontière irakienne et de la mer Noire à la Méditerranée, vivait une importante communauté arménienne très ancienne. En fuyant cette épuration ethnique massive, elle a dû abandonner ses biens et des richesses culturelles considérables amassées durant des siècles.

Après le génocide de 1915, toutes les traces de cette présence arménienne ont été systématiquement effacées, d’abord par les jeunes Turcs sous l’Empire ottoman et, ensuite, sous la République turque. C’est ce que démontre la récente enquête de Guillaume Perrier et Laure Marchand dans leur livre intitulé La Turquie et le fantôme arménien– Sur les traces du génocide. Je vous en recommande vivement la lecture. Je remercie d’ailleurs M. Du Bus d’avoir organisé une réunion très intéressante au Sénat qui nous a permis d’interroger l’auteur.

Cet ouvrage nous révèle que l’entreprise de liquidation des Arméniens ne s’est pas limitée à leur élimination physique. Elle a aussi consisté à effacer les empreintes de tout un peuple et de toute une civilisation installée en Anatolie depuis l’Antiquité. Le patrimoine religieux, expression la plus criante de l’enracinement millénaire des Arméniens, fut donc une cible prioritaire. Avant la Première Guerre mondiale, l’Anatolie comptait 2 538 églises et 451 monastères. Aujourd’hui, les Arméniens de Turquie ne sont plus propriétaires que de six églises. Après 1915, rien qu’autour du lac de Van, des centaines d’édifices religieux ont été détruits, incendiés et exposés aux ravages du temps.

Madame la ministre, la vocation d’Europalia est de faire connaître le passé et le présent tant culturel qu’historique des pays invités. Il me paraît dès lors impensable que soit absente de cette manifestation une culture qui a joué un rôle si important durant tant de siècles et, surtout, que l’on passe sous silence les causes de sa quasi-disparition en Turquie aujourd’hui. J’ose espérer que l’une des conditions pour la réalisation de cet événement sera de saisir l’occasion pour exposer au public toutes les phases glorieuses de l’histoire de ce grand pays qu’est la Turquie, et qui sont nombreuses, mais aussi ses pages les plus sombres en refusant tout négationnisme. Une nation se grandit en reconnaissant ses erreurs et ses fautes passées.

L’Allemagne a reconnu les crimes nazis et l’holocauste des Juifs et des Tsiganes. Notre pays et la France ont admis que, sous l’occupation, leurs administrations avaient collaboré à la déportation des Juifs. En Europe, cela a certainement contribué à cicatriser les plaies des victimes et à leur permettre de prendre le chemin de la réconciliation. Europalia pourrait être une étape majeure sur la voie de cette nécessaire réconciliation entre Arméniens et Turcs. Ce serait une manière d’encourager les voix de plus en plus nombreuses qui se font entendre aujourd’hui dans la société civile en Turquie pour dénoncer la lecture officielle falsifiée de cette histoire tragique qui est celle des autorités de leur pays.

Madame la ministre, j’éprouve des inquiétudes à la lecture des déclarations du ministre turc des Affaires européennes, M. Egemen Bagis, pour qui Europalia est une chance. Je le cite : «Un des grands obstacles à l’adhésion de la Turquie à l’Europe sont les préjugés et Europalia va nous aider à résoudre certains problèmes résultant de ces préjugés ». La question se pose de savoir ce que les autorités turques entendent par « préjugés ». Si le gouvernement d’Ankara considère toujours que le génocide arménien fait partie des « préjugés » dont la Turquie serait injustement victime, que va-t-on faire?

En 1995, notre ministre des Affaires étrangères, Frank Vandenbroucke, avait annulé un projet Europalia Turquie à cause du peu d’importance accordée selon lui par les organisateurs à la diversité culturelle turque et à sa minorité kurde. Le problème est le même pour les Arméniens que j’évoque aujourd’hui, sans négliger les autres minorités. Afin d’éviter la répétition de ce regrettable précédent, pouvez-vous me dire, Madame la ministre, quelles sont les dispositions que vous comptez prendre, en concertation avec toutes les parties concernées, pour que cet événement dont je souhaite la tenue, ne jette pas un voile pudique sur une réalité historique, certes douloureuse, mais cependant indiscutable que nos invités refuseraient de regarder en face?

Que comptez-vous faire pour que les rares vestiges de la culture millénaire du peuple arménien qui ont échappé aux destructions aient leur juste place dans cet Europalia Turquie? Cela sans éluder, bien sûr, la réalité du génocide de 1915 perpétré sous l’Empire ottoman et qui explique pourquoi la présence arménienne a quasi disparu de l’Anatolie.

La reconnaissance par la République turque actuelle de la réalité de ce génocide sera-t-elle une condition sine qua non pour que la Communauté française participe à l’organisation d’un « Europalia Turquie » à Bruxelles en 2015 ou en soit simplement partenaire? En fait, j’ignore quelle est l’implication de la Communauté française dans ce projet, mais son sigle se trouve sur le site d’Europalia. Elle est donc partie prenante, d’une manière ou d’une autre.

 

M. André du Bus de Warnaffe (cdH).

Madame la ministre, je partage totalement la préoccupation de mon estimé collègue Jean-Claude Defossé, qu’il a formulée de manière très pointue. Si nous acceptons en 2013 l’organisation d’Europalia Turquie après son interdiction en 1995, c’est en raison des grandes avancées démocratiques réalisées par ce pays durant ces vingt dernières années.

À l’échelle de l’histoire turque, ces progrès sont réels. Pourtant, si les choses se sont fortement améliorées, aujourd’hui encore la démocratie y est problématique. Les derniers événements de la place Taksim et la répression d’Ankara, voici deux semaines, montrent à quel point la liberté d’expression telle que nous la concevons se décline de façon différente dans ce pays. Comme me l’ont démontré certains Belges d’origine turque, nos deux cultures ne peuvent être comparées. Ainsi, la conception turque du pouvoir diffère fortement de la nôtre. En Turquie, en matière de démocratie, il reste du chemin à faire.

Notre Fédération Wallonie-Bruxelles peut accompagner la Turquie dans ce travail de mémoire. C’est une démarche essentielle pour les Arméniens, comme pour les nombreux Belges d’origine arménienne qui y sont attentifs. C’est dans ce sens que nous devons envoyer des messages clairs et positifs aux responsables turcs d’Europalia.

 

Mme Fadila Laanan, ministre de la Culture, de l’Audiovisuel, de la Santé et de l’Égalité des chances.

Je remercie M. Defossé pour son habile exposé historique.

Ces dernières années, les rapports entre la Fédération Wallonie-Bruxelles et les responsables d’Europalia étaient basés sur la confiance. De manière réussie et positive, Europalia a mis à l’honneur la Russie en 2005, la Chine en 2009 et l’Inde cette année. Or, vous en conviendrez, Monsieur Defossé, ces pays auraient pu susciter la polémique au regard de leur réalité historique et politique, et notamment de leurs violations des droits de l’homme et de la femme.

Pourtant, la qualité de la programmation d’Europalia a toujours permis de dépasser ce type d’écueil. Son objectif n’est pas de mettre un État ou un régime en évidence mais de valoriser l’histoire culturelle et artistique d’une société dans toute sa diversité, de favoriser sa découverte par le public belge et de susciter des échanges.

Europalia Turquie 2015 ne pourra évidemment en aucune mesure déroger à ces principes de diversité et d’ouverture. Je n’ai d’ailleurs pas attendu votre interpellation, Monsieur du Bus, pour relayer ce point de vue auprès de la directrice générale du festival dans les semaines qui ont suivi l’officialisation du choix de la Turquie. J’y serai bien entendu attentive lors du suivi qui sera assuré au projet dans les prochains mois.

Je dois également souligner, Monsieur Defossé, que la contribution de notre Fédération est particulièrement faible en comparaison de celle du département fédéral des Affaires étrangères puisqu’elle s’élève à 25 000 euros pour l’année de préparation et à 25 000 euros pour l’année de réalisation. À titre d’exemple, pour la période du 1er avril 2012 au 31 mars 2013, l’association avait budgétisé un total de 1 312 000 euros de subsides.Votre question s’adresse dès lors davantage au ministre des Affaires étrangères, M. Reynders, qu’à moi-même, dans la mesure où il s’agit d’un dossier fédéral auquel nous nous associons.

Je pourrais d’ailleurs vous communiquer copie du courrier que j’ai adressé à Mme De Mulder en réponse aux préoccupations qui m’avaient été transmises par un collectif d’Arméniens. Cet élément fait partie de mes priorités et j’y serai très attentive dans la mesure des moyens qui sont à ma disposition.

La culture permet de faire tomber certaines barrières. Ce projet Europalia peut y contribuer pour autant que nous y soyons très attentifs à tous les niveaux de pouvoir.

 

M. Jean-Claude Defossé (ECOLO)

Madame la ministre, vous avez souligné qu’Europalia s’intéresse particulièrement à l’histoire et à la diversité, ce qui donne plus de poids encore à mon intervention.

La Fédération Wallonie-Bruxelles et la Région bruxelloise ont certes peu de billes en main. Je compte interpeller le ministre bruxellois compétent, mais je me permets d’encourager M. du Bus de Warnaffe - qui a l’avantage d’être également parlementaire fédéral - à interroger M. Reynders sur cette question.

Je serai très attentif à la suite de ce dossier. Si Europalia Turquie ne prenait pas en compte de manière substantielle, honnête et transparente cette page noire de l’histoire, nous assisterions à un chaos. En effet, les Arméniens n’accepteront jamais le négationnisme. Ce qui pourrait être un rapprochement entre Turcs et Arméniens pourrait dégénérer en pugilat. Faire toute la lumière sur ces événements est la seule manière de cicatriser cette plaie.