Que font les puissances?

L'édito d'Ara Toranian

Décidément, la parole des dirigeants turcs de l’AKP ne manque pas d’élasticité. L’encre n’a pas eu le temps de sécher sur les protocoles en vue d’une normalisation des relations arméno-turques, qu’Ankara revient sur ses engagements en subordonnant la ratification de ce document à des concessions arméniennes sur le conflit du Karabagh. Une clause qui ne figure nulle part dans la feuille de route officialisée le 10 octobre à Zurich. La question se pose donc de savoir pourquoi la Turquie a accepté les termes de ces protocoles, si c’était pour en contester l’application une fois signée ? Si elle ne voulait pas d’une tentative de pacification de ce type avec l’Arménie, pourquoi l’avoir paraphé devant les caméras du monde entier et sous le contrôle moral des grandes puissances ? Drôle de méthode, étrange procédé.

Jusqu’à la divulgation de ces protocoles le 31 août au soir, la Turquie n’avait de cesse de justifier sa fermeture de la frontière avec l’Arménie comme un geste de représailles envers la lutte de libération du Haut Karabagh contre l’Azerbaïdjan. Cela, tout le monde l’avait compris. La nouveauté, révélée par la publication de ces accords et corroborée par leur signature, tenait justement dans son engagement à ouvrir cette frontière, sans conditions préalables liées à ce contexte. Cette levée du blocus contre l’Arménie apparaissait des lors comme un geste d’ouverture qui en rendait d’autres possibles. Ainsi, même si ces protocoles étaient sur bien des points insatisfaisants pour la partie arménienne, intégrant notamment un pragmatisme choquant ( pas d’exigence quant à la reconnaissance du génocide par la Turquie comme précondition à tout dialogue), la porte de l’espérance venait de se déverrouiller. Et cette perspective, à moins de six ans du centième anniversaire de l’entreprise d’extermination des Arméniens, justifiait qu’on donne sa chance à ce processus, malgré la somme de réserves suscitées par les ambiguïtés du texte. Mais les dirigeants turcs sont malheureusement en train de compromettre aujourd’hui cette ultime opportunité d’apaisement et de justice en la soumettant à nouveau aux anciennes conditions.

Cette palinodie décevante pour ceux qui misaient sur un dépassement du « kémalo-fascisme », constitue aussi un manquement à l’égard des pays qui ont bien voulu parrainer cette tentative de « rapprochement ». Des entités aussi éminentes que les États-Unis, la France, la Russie, la Suisse, ou l’Union européenne, dont les plus hauts responsables des Affaires étrangères se sont déplacés à Zurich pour donner au processus une caution et une dimension internationale, se voient ainsi ouvertement défiées. L’Etat turc se joue aujourd’hui ouvertement de ces puissances qui, en lui apportant une aide politico-économique aussi inconsidérée que volumineuse depuis des décennies, lui ont permis de devenir ce qu’il est : un pouvoir arrogant et fanfaron qui se prend pour le centre du monde et n’estime n’avoir de compte à rendre à personne. Ni aux autres (et surtout pas à ceux qui l’ont aidé), ni même à son propre peuple qu’il entretient dans l’ignorance et l’hypernationalisme ( la Turquie est un des derniers pays au monde à pratiquer, avec Mustapha Kemal, le culte de la personnalité). Ce qui lui permet ensuite de mieux se réfugier derrière les blocages de sa société pour justifier son négationnisme officiel à l’endroit du génocide des Arméniens, entre autres turpitudes.

La reculade - tactique ou stratégique- des dirigeants turcs ne devrait-elle pas amener leurs grands sponsors internationaux à un rappel à l’ordre ? Ne devrait-elle pas les inciter à plus de discernement et moins de laxisme envers le double langage permanent de cet état ? Et lui rappeler, alors qu’il fait de la « liberté » et de la « sécurité » les deux axes fondamentaux de sa politique internationale, que ces principes correspondent justement à ce que revendique, par exemple, le Haut Karabagh ? Et enfin, cette situation ne devrait-elle pas pousser parallèlement ces mêmes puissances à augmenter leur soutien à l’Arménie ? Ce serait là en tout cas le meilleur moyen de garantir le succès de ce qui a été engagé à Zurich. Parce que le déséquilibre des forces en présence étant ce qu’il est, la réussite du dialogue arméno-turc ne repose aujourd’hui que sur une forte exigence internationale de justice et d’équité. Et que celle-ci gagnerait de temps en temps à sortir de l’engourdissement où la plonge la « danse du ventre » turque si elle veut se faire entendre. Et être respectée.

Nouvelles d'Arménie Magazine

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