Ce n’est pas un secret : les efforts de la Turquie pour rejoindre l’Union européenne n’ont pas vraiment réussi. Mais un accès de dénigrement de l’Europe cette semaine, par le Premier ministre islamiste modéré de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, a révélé combien les relations se sont détériorées depuis que l’UE a formellement entamé les pourparlers d’adhésion avec la Turquie en 2004. D’autant plus que M. Erdoğan a fait ses remarques en Allemagne, où il était supposé consolider le cas de la Turquie. Sa visite a eu l’effet contraire.

Les hôtes allemands de M. Erdoğan ont été outrés de son discours délivré dimanche à Düsseldorf devant un vaste public d’immigrants turcs. Il a accusé l’Allemagne de chercher à assimiler de force sa communauté turque estimée à 3 millions de personnes. "Personne ne pourra nous arracher à notre culture… nos enfants doivent apprendre l’allemand, mais ils doivent d’abord apprendre le turc", a-t-il martelé. Mais non, a riposté Guido Westerwelle, qui déclare que l’allemand doit être appris en premier.

M. Erdoğan visait la chancelière allemande, Angela Merkel, qui s’est attirée l’ire de la Turquie l’an dernier, lorsqu’elle a déclaré que le multiculturalisme en Allemagne avait “complètement échoué.” Elle semblait faire écho aux idées de Thilo Sarrazin, de la banque fédérale allemande, qui, dans son bestseller, arguait du fait que la culture allemande était à risque par rapport aux sociétés musulmanes “parallèles.”

Et quid des 14 millions de Kurdes de Turquie ?, auraient aussi pu demander les hôtes de M. Erdoğan. Bien que le parti au pouvoir en Turquie, le Parti pour la justice et le développement (AKP) a allégé les restrictions sur l’usage de la langue kurde, des milliers de militants kurdes sont poursuivis en justice au motif d’avoir préconisé d’accorder de plus grands droits au peuple kurde, et il est interdit de parler le kurde dans les tribunaux.

Les invectives de M. Erdoğan n’étaient pas réservées à l’Allemagne. Un jour plus tard, à Hanovre, il a dit à groupe d’hommes d’affaires turcs et allemands que l’idée de l’OTAN d’intervenir en Libye était “absurde”; l’alliance n’avait pas à s’immiscer dans les affaires des États non membres, a-t-il dit. M. Erdoğan a suggéré que l’intérêt des Occidentaux pour la Libye et le Moyen Orient en général était motivé par des "calculs centrés sur les puits de pétrole" plutôt que sur la démocratie et les droits de l’homme.

La fureur de M. Erdoğan aura été nourrie par la visite de Nicolas Sarkozy à Ankara le 25 février. Tout comme Mme Merkel, le président de la France préconise un dénommé “partenariat privilégié” de la Turquie avec l’UE, au lieu d’une place de membre à part entière, une opinion qu’il a réitérée lors de sa visite la semaine dernière – qui n’a duré que cinq heures, allant contre les souhaits turcs.

M. Erdoğan a déclaré que la position franco-allemande prouve que l’Union européenne est un “club chrétien.” Dans une interview avec une chaîne de télévision allemande, il a appelé l’Europe à dévoiler ses “intentions véritables... Si vous ne voulez pas que la Turquie entre dans l’Union européenne, alors dites-le clairement et ouvertement”, a-t-il maugréé.

La Turquie a de bonnes raisons d’être mécontente. L'UE n’a pas réussi à tenir ses promesses qui étaient de faciliter l’embargo commercial des Turcs vers Chypre, principalement en raison des protestations des Chypriotes grecs, qui ont rejoint l'UE en 2004. La Turquie croit, probablement avec justesse, que ses autres détracteurs, notamment la France, l'Autriche et l'Allemagne, utilise Chypre comme une excuse pour torpiller l'accession turque.

Les pourparlers d'adhésion sont au point mort. Sur les 35 "chapitres" pour lesquels les négociations sont divisées, 18 ont été bloqués par l'UE dans sa totalité, par Chypre ou par la France. Seul un chapitre a abouti, sur la science. Et aucun n'a été ouvert sous la présidence hongroise actuelle. Egemen Bagis, le négociateur en chef de la Turquie pour l'Union européenne, dit avoir demandé à M. Erdogan d'abandonner son job.

En privé, de nombreux responsables de l’AKP pensent que la Turquie pourrait très bien se passer de l’UE. Leur confiance a été exacerbée par l’influence régionale croissante de la Turquie, en particulier dans le monde arabe, où M. Erdoğan est acclamé comme un héros grâce à ses salves répétées contre Israël. On parle de plus en plus d’un "modèle turc" pour le Moyen Orient dévasté par la rébellion.

En outre, l’économie de la Turquie est sortie relativement indemne de la crise financière mondiale. On prévoit que la croissance cette année attiendra les 5%, non loin derrière l’Inde et la Chine. Les sondages suggèrent que l’AKP gagnera un troisième mandat lors des prochaines élections le 12 juin.

Ce qu’un troisième mandat de gouvernement AKP présage pour la suite des relations Turquie/Union européenne, est peu clair. Les responsables de l’AKP, notamment le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, insistent sur le fait que l'adhésion à l'Union européenne reste un but stratégique. Mais tant que la Turquie croit que l'Union européenne a plus besoin de la Turquie, que la Turquie n’a besoin de l'UE, il est peut probable qu’elle fasse des concessions radicales - comme ouvrir ses ports aux navires chypriotes grecs – ce qui débloquerait les pourparlers.

En attendant, les tirades de M. Erdogan peuvent sans doute lui faire gagner des voix en Turquie, mais elles ne pourront que fournir des arguments à M. Sarkozy et Mme Merkel.


©Traduction de l’anglais C.Gardon pour le Collectif VAN – 2 mars 2011 – 07: 15 - www.collectifvan.org

Source : The Economist : http://www.economist.com/blogs/newsbook/2011/03/turkey_and_europe