Cette spécialiste rappelle l’importance des groupes de pression d’hommes d’affaires turcs dans la sphère économique à Bruxelles

 

ENTRETIEN

Claire Visier

Maître de conférences en sciences politiques à l’université de Rennes (1)

 

La Croix : Les lobbys turcs sont-ils importants à Bruxelles ?

Claire Visier : Les difficultés à entrer dans l’Union européenne pourraient faire croire à la faiblesse de ces lobbys, or il n’en est rien, ils sont très importants à Bruxelles. La plupart sont des groupes d’intérêts économiques. Dans les couloirs du Parlement européen, on croise des associations d’hommes d’affaires, notamment la Tusiad (Association des hommes d’affaires et industriels turcs) et des groupes d’intérêts sectoriels, dans le coton ou le textile, domaine dans lequel la Turquie pèse sur le marché européen.

 

Le pays est déjà partie prenante de l’Europe, depuis qu’il a signé une union douanière en 1996. Certes, elle est problématique pour les entreprises turques, car lorsque l’UE négocie un allègement des taxes de douane à l’entrée de marchandises d’un pays tiers dans l’espace européen, la Turquie applique ces baisses de charges. Et pourtant, elle ne bénéficie pas de la même réciprocité. Il lui est par exemple plus difficile d’exporter de l’électroménager, alors que le pays est en pointe dans ce domaine.

 

Les lobbyistes turcs cherchent à lutter contre cette forte asymétrie et défendent une plus grande intégration de la Turquie dans l’Union.

 

Ces lobbyistes sont-ils représentatifs de la société turque ?

Non parce qu’ils représentent avant tout les intérêts économiques du pays. Les lobbyistes parlent plusieurs langues, sont très diplômés. Ils représentent les petits industriels, mais sont éloignés de leur mode de vie. Dans les bureaux internationaux des syndicats turcs, on connaît bien les rouages européens, mais on est plutôt éloignés de la base de ces groupes d’intérêts. Ces gens sont déconnectés et très bruxellocentrés.

 

La Turquie a-t-elle plus à attendre de l’Europe que du reste du monde ?

La population est découragée, elle ne croit plus à l’Europe. Pour les lobbyistes turcs de Bruxelles, c’est plus difficile de faire passer le message de la nécessaire réforme en Turquie. Il devient compliqué pour eux de revenir au pays en demandant à la population d’adopter les normes et les standards européens.

 

Cela dit, les grandes entreprises turques ont fait le pari du marché européen, elles ne vont pas s’en détourner du jour au lendemain. Les groupes économiques turcs ont tout intérêt à une plus grande intégration européenne.

 

On a une vision trop dualiste du positionnement de la Turquie. Il ne s’agit pas de se tourner soit vers l’UE, soit vers le monde arabo-musulman. Des deux côtés, la Turquie a des intérêts à jouer. Et elle use de l’importance des liens qu’elle entretient avec le monde arabe pour conserver son image de pont entre l’Orient et l’Occident auprès des Européens.

 

Quel rôle joue l’AKP, le parti islamiste modéré au pouvoir, dans ce lobbying ?

L’arrivée au pouvoir de l’AKP, très en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, a obligé les groupes économiques et notamment les syndicats, plutôt eurosceptiques au départ, à nuancer leur discours, et à jouer le jeu européen. Aujourd’hui, ils continuent à jouer la carte européenne, pour défendre et faire évoluer leurs intérêts sectoriels.

 

L’un des syndicats les plus importants à Bruxelles est l’HAK IS (Confédération des vrais syndicats turcs), très proche de l’AKP. TURK IS (Confédération des syndicats turcs), qui est le syndicat historique, et plus de gauche, commence à avoir une attitude de défiance vis-à-vis de Bruxelles, il se détache d’un certain nombre de projets européens.

 

Recueilli par Anne-Fleur DELAISTRE

 

(1)   Claire Visier est maître de conférence au Centre de recherches sur l’action politique en Europe à l’université Rennes 1. Elle a publié, avec Jean-François Polo, De l’intégration à l’européanisation. Les groupes d’intérêt turcs à Bruxelles, éditions du CNRS.

 

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