Par Nicolas Zomersztajn, rédacteur en chef de Regards


Depuis que les députés français ont adopté le 22 décembre 2011 la proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide des Arméniens, des intellectuels aussi éminents que Jean Daniel, Pierre Nora et Robert Badinter ont eu les mots les plus durs pour condamner cette initiative parlementaire.

Bien qu’ils ne nient pas ce génocide, ils s’obstinent à présenter cette loi comme l’illustration parfaite de la dérive législative mémorielle française. On comprend mal leur réaction, d’autant qu’ils ne demandent pas l’abrogation de la loi Gayssot pénalisant la négation de la Shoah !

Dans Le Monde,Robert Badinter affirme que le génocide des Arméniens n’a pas été établi et ses auteurs n’ont pas été condamnés par une juridiction internationale ou nationale dont l’autorité de la chose jugée s’impose à tous. En écrivant de tels propos, l’artisan de l’abolition de la peine de mort témoigne de manière éclatante de sa méconnaissance historique : entre 1919 et 1922, les tribunaux militaires turcs ont poursuivi quelque 300 dirigeants Jeunes-Turcs, accusés de participation aux tueries de 1915. Les principaux architectes du génocide, Enver Pacha, Djemal Pacha, Talaat Pacha et le docteur Nazim ont été jugés coupables et condamnés par contumace. Ces procès ont permis d’amasser une quantité impressionnante de documents sur ce crime et de mettre à jour l’organisation et la mise en œuvre de l’élimination des Arméniens par ces dirigeants Jeunes-Turcs.

Des historiens israéliens ont heureusement réagi différemment que ces intellectuels français. Spécialistes des génocides, ils parlent en connaissance de cause. Fondateur du Journal pour les études sur l’Holocauste et le génocide, Yehouda Bauer a déclaré que la négation du génocide des Arméniens est une négation de l’histoire. Et Israël Charny, fondateur de l’Institut de recherche sur l’Holocauste et le génocide, à Jérusalem, s’est exprimé sur cette question devant les membres de la Knesset : « Aucun Juif décent, aucun Israélien décent, ni aucune personne décente ne peut nier les faits historiques établis du génocide d’un autre peuple. Que direz-vous et que diriez-vous à quelqu’un qui nierait l’Holocauste ? Y aurait-il certaines conditions dans lesquelles vous “comprendriez”, “admettriez”, ou d’une quelconque manière, accepteriez la nécessité et par la suite la légitimité de leur négation ? ».

Suggérant naïvement la création d’une commission internationale d’historiens chargée de déterminer les conditions et l’ampleur du génocide arménien de 1915, dont la Turquie s’engagerait à suivre les conclusions, Robert Badinter et Pierre Nora devraient prendre la peine de s’entretenir avec Israël Charny qui s’est livré à cet exercice… en 1982. Lorsqu’il a organisé cette première conférence internationale sur l’Holocauste et le génocide réunissant de nombreux experts internationaux, il a subi d’énormes pressions de la part de la Turquie qui refusait de voir aborder le génocide des Arméniens. Outre les menaces de sanctions à l’égard d’Israël, on lui a très cyniquement fait remarquer qu’il risquait de mettre en danger la communauté juive de Turquie. En dépit de ces menaces et de ces pressions, la conférence s’est tenue et 300 participants y ont assisté. Cet épisode a le mérite d’établir que la Turquie n’est pas prête à accepter les conclusions d’historiens indépendants, même si elle ne cesse de réclamer depuis des années la création d’une « commission mixte internationale » sur cette question.

Au lieu de conforter le nationalisme turc le plus intransigeant, nous devons soutenir les Arméniens, précisément parce que nous avons souffert du négationnisme. Mieux que quiconque, les Juifs savent que ce fléau est une imposture qu’il faut réprimer. Nous avons accueilli avec soulagement la pénalisation de la négation de la Shoah en France et en Belgique. Ce qui est valable pour la Shoah doit l’être pour le génocide des Arméniens. Au nom de la fraternité des réprouvés, plaçons-nous du côté des Arméniens pour que « leur » génocide ne soit pas celui qu’on aurait le droit d’oublier et de nier en toute impunité. Cette attitude nous honorerait et ne remettrait pas en cause les singularités de la Shoah qui en font son unicité à la fois sur le plan historique et mémoriel.

1er février 2012

Regards