Une silhouette déliée de jeune homme, un verbe de feu. Me Edouard Jakhian ne ressemblait à personne. Quand il prenait la parole à une tribune, un fleuve de mots ardents et profonds se déversait sur l'auditoire, très loin de ce qu'il appelait "la pensée convenue" et qu'il abhorrait.
Né en Belgique en 1935, pur Bruxellois, ne sachant pas où se trouvaient ses racines dans l'ancien Empire ottoman - un blessure toujours vive, la marque d'un "génocide réussi" selon lui-, il transportait dans toute sa personne son arménitude. La magnificence de son expression et l'architecture élégante et forte de sa pensée évoquaient ces architectes arméniens de génie qui ont parsemé de leurs édifices la Turquie actuelle. Lui-même avait œuvré fortement à la tête du Comité des Arméniens de Belgique pour que l'Eglise apostolique arménienne dispose d'un beau lieu de culte, rue Kindermans, à Bruxelles.
Ne pas connaître ses ancêtres, pour quelqu'un qui avait tant de choses à transmettre à ses enfants et petits-enfants, devait être un supplice. Il était l'héritier d'une culture plus de deux fois millénaire. Pourtant, il n'a jamais été gagné par l'amertume. La colère, le chagrin et l'indignation, ça, oui. Mais il disait que les enfants de bourreaux ne devaient pas souffrir du fait des enfants de victimes. S'il se battait pour la reconnaissance du génocide des Arméniens et la pénalisation de la négation de celui-ci, il savait prendre de la hauteur et ouvrir son coeur. Son rêve, son rêve secret, aurait été de retrouver, pour leur rendre hommage, ces Justes de Turquie qui ont aidé à sauver des vies arméniennes quand la barbarie s'abattait sur elles: plus d'un million de personnes massacrées ou déportées vers le désert de Syrie entre 1915 et 1917. Il était infiniment touché quand 30 000 Turcs se manifestèrent pour réclamer la reconnaissance par la Turquie actuelle de la "grande Catastrophe", après l'assassinat du journaliste turc arménien Hrant Dink par un nationaliste turc, en 2007. Il distribuait à ses amis L'appel au pardon de Gengiz Aktar (CNRS). Avec les barreaux de Bruxelles et de Paris, il avait porté devant la Cour européenne des droits de l'homme - et obtenu une condamnation- l'étrange léthargie de l'enquête turque sur l'assassinat de Hrant Dink. Il ne s'arrêtait jamais et ne limitait pas ses efforts à la seule cause arménienne. Il était le frère de celle des Juifs et des Tutsi.
Cet homme extraordinaire avait, bien sûr, plusieurs vies sociales, en plus d'avoir été bâtonnier au barreau de Bruxelles et plaidé dans des affaires retentissantes comme le procès Agusta-Dassault. Il avait présidé la Fondation Bernheim. Décidé à rapprocher la justice du citoyen après l'affaire Dutroux, il avait, avec d'autres, suscité la création de l'Institut d'études sur la justice. Après quelques années de colloques de haut vol, l'IEJ a donné naissance au site Justice-en-ligne qui a trouvé un public avide d'informations sur la justice.
A la Fondation Bernheim, Edouard Jakhian a également impulsé une recherche scientifique sur un sujet rare: le courage. Sa conclusion était que le courage, dont la conception varie au fil du temps, est stimulé par l'exemple. Il aurait voulu qu'un prix soit décerné afin de l'encourager concrètement. Homme indépendant, il était également très préoccupé par la vie publique belge et la politisation effrénée de ses institutions. Sous son impulsion, la Fondation Bernheim y a consacré une recherche scientifique décapante et terriblement décevante pour notre pays. Finalement, Me Jakhian admirait les Etats-Unis et la Suisse, parce que ces deux pays s'efforcent de se laisser guider par des valeurs: liberté, justice, excellence.
Son intransigeance morale était le contraire d'une pénitence. C'était un homme gai, débordant d'anecdotes, aimant le cinéma, les beaux livres (Proust, La mandoline du capitaine Corelli, de Louis de Bernières, qui résumait si bien son tropisme oriental), les personnes, les dames blanches... Une présence.
22 mai 2013
Marie-Cécile Royen