Lettre ouverte au sujet des destructions commises à Mouch
par Kégham Kévonian
Nous apprenons que l’on détruit les dernières maisons anciennes des quartiers de Mouch. On les détruit pour construire des logements neufs et une mosquée ; également, je le crains, pour qu’à son tour, l’Histoire se dissimule à notre vue et disparaisse, qu’elle ne trouble l’avenir par sa présence importune. Car l’Histoire, en Turquie, est confuse et parée de multiples visages. Pareillement à Mouch, où les Arméniens ont été présents depuis les temps les plus anciens, comme ils l’ont été dans toutes les provinces orientales, avant qu’on ne leur enlève le simple droit de vivre. Qu’importe à ce compte que les maisons qu’on détruit ont appartenu ou non à des Arméniens. Elles appartiennent à une époque où Arméniens et non-Arméniens vivaient là côte à côte ; où, il y aura bientôt un siècle, la plaine de Mouch était largement peuplée d’Arméniens, et la ville au moins pour moitié. Leur protection apparaît encore plus impérative, si l’on se rappelle que les quartiers de Mouch à forte concentration arménienne ont été réduits à l’état de décombres en 1915 ; et que ce qu’il en reste, debout ou en ruines, vient témoigner d’un passé sur lequel il faut porter un regard conscient, affranchi de l’absurde idée que le Pays doit n’appartenir qu’à une seule nation.
Les Arméniens ne sont pas tombés hors des chemins de l’Histoire, et en raison même du fait que l’actuelle Turquie est aussi le pays des Arméniens, ils compteront parmi les éléments constitutifs de son avenir. C’est avec cette conviction que j’écris ces lignes. Je les écris aussi en tant que petit-fils du premier et dernier député arménien de Mouch, Kégham Der Garabédian, sauvé de justesse de la rafle du 24 avril et décédé à Constantinople en 1918. Je me suis rendu à Mouch, où lui-même a vécu. J’ai vu les plaies de cette mienne ville ; j’ai cherché les six églises et les deux chapelles qu’y possédaient les Arméniens, les prélatures nationale et catholique arméniennes, les écoles ; j’ai erré dans le grand cimetière, y découvrant des excavations, des pierres brisées ou renversées ; j’ai vu aussi de vieilles maisons : celles qu’on détruit aujourd’hui. Et je pose cette question : n’a-t-on pas détruit suffisamment de choses déjà ; l’heure n’est-elle donc pas venue d’accepter l’Histoire dans sa pluralité et sa globalité, de se présenter en justes devant les générations à venir ? Dans une déclaration, deux députés de Mouch ont légitimement associé leurs voix aux protestations qui se sont élevées dès l’origine contre ce programme immobilier, grâce auxquelles celui-ci s’est trouvé récemment suspendu. Mais que dire de ce qui a déjà été accompli à la hâte, et comment croire que la démolition ne reprendra pas à la première occasion ? À vrai dire, le seul acte fondé des autorités en place ne peut consister désormais qu’à changer ce programme contre un projet nouveau, en instaurant autour des quartiers anciens de Mouch un cordon de protection, en restaurant les maisons qui demeurent et en réédifiant celles qui peuvent encore l’être. Ce sera aussi leur mérite, avec tout cela, qu’elles se demandent quand et de quelle façon seront rendus aux Arméniens les cimetières, les églises, ainsi que tous les autres édifices nationaux de Mouch, qui ne valent pas moins d’être sauvés de l’anéantissement, s’ils existent toujours. C’est là non seulement mon propos et ma ferme attente, mais ceux de beaucoup d’autres.
Kégham Kévonian
Le 14 août 2013, à Paris