Avant de devenir une insulte, l'appellation "marchand de tapis" était porteuse de prestige. Et peut-on fouler sans ménagement un objet d'art ?

Disons-le d’emblée : en Occident, le marchand de tapis a très mauvaise réputation. Le mot évoque d’interminables marchandages, sinon l’inévitable entourloupe. Dans les bazars d’Orient, d’Istanbul à Samarcande, de Fès à Ispahan en passant par Le Caire ou Bagdad, ces négociants ont en revanche longtemps été considérés avec déférence et leur parole fait foi. Sur eux rejaillit un peu de la magie des pièces de laine nouées ou tissées.

Chaque tapis est un voyage par le chatoiement de ses couleurs et l’infinie variation des motifs abstraits ou figuratifs. "Nous passions d’un jardin tendre à des buissons ardents, d’un ocre de caravane au lait bleu d’une oasis", écrit Daniel Boulanger, prolifique écrivain et fou de tapis. Il souligne à raison qu’il n’y en a jamais deux exactement semblables : "Chacun change selon l’heure et le plus immuable, à le fixer, s’enfonce en soi-même et vous attire jusqu’à ces mains ferventes ou taquines qui l’ont tissé."

Au XIIIe siècle, Djalal al-Din Rumi, le grand mystique soufi de Konya, en Anatolie, affirmait : "Dans les cadences de la musique du tissage est caché un secret et si je le révélais, il bouleverserait le monde." Encore aujourd’hui, dans le haut Atlas marocain, comme il y a quelques décennies dans les steppes d’Asie centrale, les femmes nouent à la cadence de "chansons de tapis", scandant les ornements et les couleurs. A la différence de la moquette, de la natte de jonc ou de la pièce industrielle, le tapis d’Orient fait à la main n’est pas simplement un revêtement de sol.

A priori, rien de plus simple qu’un tapis. C’est un art de l’errance, un archétype d’art brut réalisé par les femmes à partir des produits de l’univers quotidien des nomades. La laine des troupeaux, moutons, chèvres, voire chameaux. Les couleurs sont celle données par les plantes du lieu. Le rouge de la racine de garance ou des cochenilles, le bleu de l’indigo, le jaune des feuilles de vigne (ou, pour les plus luxueux, du safran), le marron ou le gris, couleurs naturelles de la laine que l’on renforce avec du brou de noix.

Pour le nouage, un métier de bois, pour le plus simple deux barres horizontales entre lesquelles sont tendus les fils de laines. Les métiers sont aussi aisément démontables que transportables. Mais les ateliers des villes en utilisent des verticaux plus élaborés pour fabriquer des pièces plus raffinées et ce que l’on appelle "les tapis de cour". On y utilise aussi des fils de soie. Les nœuds sont beaucoup plus serrés et donc les dessins encore plus précis. Mais sur l’essentiel, les techniques n’ont pas vraiment varié, comme le montre la découverte, il y a cinquante ans, dans un tumulus à Pazyryk, en Sibérie méridionale, d’un tapis à points symétriques préservé par les glaces depuis 2500 ans.

Les nomades des steppes d’Asie centrale ou les montagnards du Caucase inscrivent les signes du ciel ou les symboles de force ou de fertilité dans ces rectangles de laine. Posé sur le sol de la tente, le tapis délimite d’emblée un espace de convivialité. Ou un espace de communication avec Dieu pour les tapis de prière, avec leur champ orné d’une niche appelée mihrab. Ils sont aussi sur le sol des palais, comme les somptueux ouchak de la cour ottomane, au XVIe siècle, avec leur grand médaillon central, représentation d’un ciel métaphysique et de la souveraineté qui en émane.

"L’amande centrale qui flamboie dans l’axe du monde peut s’interpréter comme une image symbolique du sultan - Ombre de Dieu sur terre - et témoin actuel de l’ordre divin autour duquel tout s’organise", analyse l’expert et historien de l’art Roland Gilles. Les Persans, eux, composent leur tapis comme des vergers, avec arbres, fleurs et fruits, car le même mot désigne jardin et paradis. Mais pour les tapis les plus simples comme pour les plus élaborés, il ne s’agit pas de simples motifs décoratifs.

"L’esprit de Byzance a bifurqué à la fois vers Chartres et vers Samarcande ; d’un côté le vitrail, de l’autre le tapis", résumait André Malraux dans l’une de ses coutumières fulgurances. Le verre coloré des cathédrales raconte en images l’ancien testament ou les évangiles. Incontournable. Dans un monde islamique qui pour l’essentiel rejette toute représentation figurative, les thèmes sont abstraits mais tout aussi riches de symboles. Orientalistes, ethnologues et experts glosent à l’infini sur leur interprétation. A l’exception du cercle, toutes les formes géométriques de base sont représentées. La croix, très présente dans les tapis caucasiens, témoigne de réminiscences d’influences chrétiennes en dehors même des tapis arméniens. Losanges, hexagones, crochets sont récurrents, comme sur les plus anciennes poteries anatoliennes.

Il y a le bestiaire fantastique des tapis caucasiens - aigles stylisés, cornes de béliers, coqs, paons, chiens courants mais aussi nuages ou mains de fatimah - et l’exubérance végétale des Iraniens avec souvent l’arbre de vie, antique symbole d’éternité représenté sous la forme d’un cyprès, d’un figuier ou d’un dattier. Les gül - grandes roses stylisées en forme d’octogones - sont caractéristiques des boukhara et des tapis d’Asie centrale, et leurs décors géométriques intérieurs sont la marque de chaque tribu.

Objet usuel du nomade ou ornement de cour, le tapis devint dès son arrivée en Occident à la fin du Moyen Age le symbole même du raffinement et du luxe de l’Orient. Ils arrivaient par l’entremise de marchands vénitiens ou génois qui commerçaient avec le levant ou avec les chevaliers revenant de croisade. A en croire les chroniqueurs, le "bon roy" Saint-Louis rendait la justice sous un chêne, trônant sur des tapis rapportés de sa captivité chez les Sarrasins. Dès la Renaissance, en Italie comme en Flandres, le tapis figure en bonne place dans les tableaux célébrant les événements marquants.

"Le tapis avec ses signes mystérieux, plein d’une vivante énergie proposait l’image d’un Orient rêvé et intemporel, capable d’introduire le sacré dans un sujet religieux comme de souligner la dignité d’un haut personnage", note Roland Gilles(1). Des noms de peintres - Lotto, Memling, Bellini, Holbein - ont ainsi été donnés à des familles de tapis qui sont représentés dans leurs œuvres.

La mode fait fureur et, pour limiter l’hémorragie de métaux précieux, dès le XVIIe siècle, les rois de France créent des manufactures, comme celles d’Aubusson ou de la Savonnerie qui imitent d’adord le tapis dit "turc" avant d’affirmer leur style propre. Certaines des plus belles pièces sont offertes au sultan ou au shah. L’histoire bascule : les motifs de ces tapis d’Occident commencent dès lors à influencer ceux d’un empire ottoman désormais en déclin.

Le tapis d’Orient, devenu entre-temps "persan", n’en garde pas moins tout son prestige. Il est chargé d’un imaginaire intact. "Ils auraient passé leurs jours à dormir sur un tapis au milieu des femmes et des parfums", écrivait Chateaubriand, lui aussi fasciné par l’Orient. Tout au long du XIXe siècle, le tapis reste un status symbol et un incontournable de tout intérieur aristocratique puis bourgeois. Sur le divan du cabinet de Sigmund Freud trônait ainsi un magnifique qashqaï - tapis de tribu turcophone d’Iran - plein de losanges et autres figures géométriques abstraites.

Pour satisfaire la demande croissante, les modes de fabrication changent dans les ateliers urbains. Des colorants chimiques criards remplacent les couleurs naturelles. Mais les rustiques tapis de tribus ou les kilims (pièces tissées) ont en revanche souvent gardé leur authenticité. A l’époque, le tapis faisait encore rêver. Dans les années 1930, de nombreux peintres et créateurs comme Léger, Miró, Picasso, Sonia Delaunay font des dessins pour des tapis contemporains.

Tout a changé dans l’après-guerre et les années 50 avec la déferlante de la moquette. D’un coup le tapis est devenu out, carrément ringard ou folklo. Comme placement aussi, on fait mieux. "Le bourgeois français s’insurge à l’idée qu’il va user son capital en y posant les pieds", ironisait un grand marchand dans un numéro spécial tapis du "Journal des arts"(2). Mais la mode revient avec le retour du parquet dans les appartements et avec le nomadisme professionnel croissant et les déménagements toujours plus fréquents. On le roule et on l’embarque facilement. Depuis toujours, le tapis est le meuble des errants volontaires ou victimes de l’histoire. Il recrée le foyer et la mémoire. Le tapis est toujours d’une certaine façon un tapis volant comme celui d’Aladin dans les "Mille et une nuits". Qui d’ailleurs imaginerait une table, une chaise ou un fauteuil se déplaçant ainsi dans les airs et, surtout, ­pourquoi le feraient-ils ?

Les marchands de tapis ont de beaux jours devant eux. Ils vendent aussi du rêve. Comme dans ce vieux chant circassien : "Ô tapis, lyre où la laine fait vibrer les émotions de l’âme."

Marc Semo ©Libération

(1) "Tapis, présent de l’Orient à l’Occident". Catalogue de l’exposition à l’Institut du monde arabe, 1989.

(2) "Journal des arts", n° 60, mai 1998.

www.lalibre.be