Noïemi Jamkotchian se souvient encore s'être accrochée aux épaules de son père pour fuir les massacres par les Ottomans. Près d'un siècle plus tard, nombre d'Arméniens observent avec hostilité ou circonspection les efforts de rapprochement avec la Turquie.


"On a voyagé si longtemps, je ne me rappelle plus combien de jours, mais on était tous épuisés et on mourait de faim", raconte Mme Jamkotchian, aujourd'hui âgée de 99 ans, dans sa maison d'Erevan. Elle avait alors cinq ans.

Chassés par les Turcs qui menaçaient de les exécuter s'ils n'obtempéraient pas, sa famille et des centaines d'autres Arméniens ont alors fui en 1915 la ville de Van, dans l'est de l'Anatolie, emportant seulement quelques effets personnels.

"Beaucoup sont morts sur la route. On avait peur de s'arrêter car on savait que les Turcs voulaient nous arrêter", se souvient la vieille dame, d'une voix claire et forte en dépit de son âge.

Ceux qui moururent d'épuisement furent enterrés au bord de la route, ajoute la nonagénaire, entourée par certains de ses six enfants, 47 petits-enfants, arrière-petits-enfants et arrière-arrière-petits-enfants.

Neuf décennies plus tard, ses craintes vis-à-vis de la Turquie restent aussi vives que lorsqu'elle était enfant.

Interrogée sur les négociations en cours entre l'Arménie et la Turquie pour établir des relations diplomatiques et rouvrir leur frontière après des années d'hostilités, Mme Jamkotchian réagit avec effarement.

"J'ai peur, très peur des Turcs. Comment peut-on ne pas avoir peur après ce qu'on a vécu?", interroge-t-elle. "Les Turcs ne peuvent être nos amis. C'est impossible de leur faire confiance. Ce sont de mauvais voisins. Moi je ne veux pas que la frontière rouvre", dit-elle.

D'autres réagissent avec prudence aux efforts de réconciliation, exigeant toutefois que la Turquie reconnaisse un génocide -- une revendication historique des Arméniens -- avant qu'un accord ne soit conclu avec elle.

Depuis l'indépendance de l'Arménie, ex-république soviétique, en 1991, les deux pays s'opposent sur la question des massacres d'Arméniens par l'armée ottomane, qui ont fait plus d'un million et demi de morts selon les Arméniens, 300.000 à 500.000 selon la Turquie.

Ankara récuse catégoriquement la notion de génocide reconnue par la France, le Canada et le Parlement européen.

"Nous ressentons une grande barrière psychologique car le génocide est le pire des crimes, un crime qui cible une nation entière", estime Haïk Demoïan, directeur du musée arménien du Génocide à Erevan.

"Pas un seul Arménien ne mettrait en question le fait historique du génocide arménien", ajoute M. Demoïan, qui soutient les efforts de réconciliation mais insiste sur la nécessité d'une reconnaissance du génocide.

Si l'oppposition juge qu'Erevan fait trop de concessions à Ankara, la coalition au pouvoir a déjà approuvé le principe d'un rapprochement et devrait ratifier sans difficulté un accord entre les deux pays.

D'autres, notamment parmi les Arméniens de la diaspora, forte de neuf millions de personnes, reprochent toutefois au pouvoir de trahir la mémoire de ceux qui furent massacrés.

Au Mémorial du Génocide arménien, passage obligé pour tout visiteur à Erevan, le sujet est douloureux.

"Si on reconnaît les frontières avec la Turquie, cela ne veut-il pas dire qu'on oublie, qu'on nie notre propre génocide ? Si on se met d'accord avec eux, tout n'était qu'illusion ?", s'interroge Sona Jones, une Américaine d'origine arménienne.  (AFP, Michael MAINVILLE, 8 oct 2009)