La Libre.be - Laura Centrella et Hubert Heyrendt - 26/11  

Karen Torosyan vient de décrocher sa première étoile à la “Bozar Brasserie” à Bruxelles. Fou de cuisine classique, cet infatigable bosseur a transformé le lieu en un conservatoire de la gastronomie française. « Cette étoile me donne la confiance dont j’avais besoin aujourd’hui. Cela devenait important de comprendre que le chemin que j’avais choisi était le bon !”, lâchait ce lundi Karen Torosyan, à l’issue de la présentation du guide Michelin 2017 qui se déroulait au salon Horeca Expo de Gand et lors de laquelle le chef de la "Bozar Brasserie était enfin couronné d’un précieux macaron.

Les douze derniers mois ont été intenses pour celui qui s’est battu comme un beau diable pour parvenir là où il est aujourd’hui. L’ascension était amorcée dès l’année dernière, lorsque, le 1er décembre 2015, Karen Torosyan décrochait à Tain-l’Hermitage le titre de champion du monde de “pâté-croûte”, comme on dit à Lyon. Cette récompense a braqué les projecteurs sur un chef discret, qui a mûri dans l’ombre un amour infini pour l’excellence du savoir-faire français.

C’est tout ce travail qui s’est vu récompenser, début novembre, par un prix taillé à sa mesure dans le Gault&Millau 2017, celui de meilleur “artisan-cuisinier de l’année”.

Un parcours hors du commun

Ce qui saute à l’oreille la première fois que l’on rencontre Karen Torosyan, c’est cet accent qui chante et fait sonner les mots. C’est que le bonhomme de 36 ans vient de loin… Près de 4 000 km. “Quand je suis arrivé en Belgique, à 18 ans, je ne parlais pas un mot de français ! Je suis d’origine arménienne mais je suis né en Géorgie, à l’époque de l’URSS. J’ai tout connu, la belle vie, le communisme, un système qui fonctionnait et puis qui ne fonctionnait plus. A 13 ans, mon premier boulot, c’était dans un fast-food !”, se souvient-il en riant.

Déjà fasciné par le travail manuel, Karen Torosyan se rêve bijoutier. “J’ai été apprenti pendant deux ans mais j’ai eu des soucis familiaux. Mon père est parti et j’ai dû arrêter pour payer les études de médecine de mes sœurs. A 14 ans, je suis tombé dans la cuisine traditionnelle géorgienne. J’étais dans une vraie cuisine, avec une vraie brigade.” Mais à l’époque, la cuisine n’est clairement pas sa passion… “Je pourrais raconter que je faisais de la tarte aux pommes avec ma grand-mère… Mais ce n’est pas vrai. La cuisine a été un accident.”

La suite, c’est la politique qui va en décider. “Après la chute de l’URSS, ça a été la merde. Ma mère devait céder son poste au conservatoire et mes sœurs condamnées à devenir infirmières, car certains postes étaient réservés aux Géorgiens. Sur ma carte d’identité, il y avait écrit : ‘citoyen de Géorgie, nationalité arménienne’ et, en dessous, ‘URSS’. Un vrai bordel ! Quand mon père est revenu d’Europe, on a décidé de partir… On a choisi la Belgique car on y avait de la famille…

” Nager à contre-courant

A Bruxelles, le jeune homme choisit la cuisine par facilité, demandant à un ami de lui trouver un poste dans une brasserie. Il enchaîne alors “les maisons de merde”, tout en étudiant le soir à l’école hôtelière et en suivant des cours de français. “Et puis vient la passion. Mais la passion ne suffit pas. Vient ensuite la vocation…”, lance, le regard brillant, Karen Torosyan.

Entré dans la brigade de Jean-Pierre Bruneau à Ganshoren, le jeune homme devient son second au bout de six mois. C’est au contact de l’ancien trois-étoiles qu’il prend goût à la gastronomie. “Là, je pouvais approcher des produits nobles que je n’aurais jamais espéré toucher.” C’est aussi chez Bruneau qu’il prend goût au travail bien fait.

“J’ai toujours bossé comme un taré. Mais la seule personne que je n’arrive pas à suivre, c’est mon père, qui a 68 ans… Maçon de la troisième génération, il m’embarquait avec lui sur les chantiers pendant les vacances. Aujourd’hui, si je vais voir une expo Picasso, ça ne me parle pas. Mais voir mon père restaurer une porte, carreler une salle de bain, ça me donne la chair de poule. Car il y a de l’émotion. Pour moi, c’est ça l’artisanat !” C’est sans doute là que se trouve l’explication de ce choix à contre-courant qu’a fait le cuisinier : se concentrer sur une cuisine classique, où prime le savoir-faire plutôt que la créativité à tout prix, qui fait souvent vibrer les jeunes chefs. “Moi, innover pour innover, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas envie de faire partie de ces mecs qui regardent autour d’eux et font tous la même chose. Un plat classique, c’est quoi en fait ? Un plat innovant, moderne, qui a fonctionné pendant très longtemps.”

Pâté en croûte, jambon persillé, etc.

Karen Torosyan a ainsi focalisé tout son talent sur des plats intemporels de la gastronomie française. Des plats caractérisés par leur difficulté technique, comme le pâté en croûte, le pithiviers, les quenelles de sandre, le lièvre à la royale… Des plats devenus rares à la carte des restaurants. “Le lapin à la kriek, toujours à la carte, a été mon premier plat signature. L’anguille au vert, c’était il y a 5 ans. Je n’ai rien contre la cuisine belge. Mais je ne trouve pas ça excitant. Plus tu aimes la cuisine française, et plus ça devient incontrôlable. La transmission, le savoir-faire, la technique, l’artisanat, c’est ça qui me tient par les tripes. Il y a d’abord eu le pâté en croûte. Maintenant, c’est le koulibiac, une des épreuves éliminatoires du MOF…” Le prestigieux concours du “Meilleur ouvrier de France”, section étranger, est en effet la prochaine étape pour l’ambitieux Karen Torosyan…

http://www.lalibre.be/lifestyle/food/karen-torosyan-le-nouvel-etoile-michelin-qui-magnifie-la-cuisine-classique-583811afcd70356130768462