France-Arménie - Janvier 2017. Par Anne-Marie Mouradian.
Après avoir été débouté, sans grande surprise, par la Cour constitutionnelle turque de sa demande de restitution de son siège historique à Sis, dans la province d’Adana, le Catholicossat de la Grande Maison de Cilicie porte l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’Homme avec à l’appui, un dossier juridique de 900 pages.
Une délégation d’Antelias est venue présenter le dossier à Bruxelles.
L’affaire démarre en 2011 suite à la publication au Journal officiel turc, d’un décret devant permettre la restitution des biens immobiliers confisqués aux minorités (Arméniens, Grecs et Juifs). La décision du gouvernement AKP dont Recep Tayyip Erdogan est alors Premier ministre, n’est pas due à un brusque désir de justice mais à de nombreuses pressions extérieures.
L’UE a demandé à la Turquie - pays candidat à l’adhésion - de prendre des mesures pour supprimer les lois discriminatoires contre les minorités religieuses et Ankara a été condamné à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme pour la spoliation des biens immobiliers appartenant à ces communautés.
De son côté, la Chambre des Représentants des Etats-Unis, dans sa résolution 306, a appelé l’Etat turc à restituer les biens confisqués aux églises arméniennes, grecques et assyriennes, à mettre un terme aux discriminations et à autoriser les minorités à célébrer des messes et autres offices religieux .
Cinq ans de démarches
Si la loi turque de 2011 est saluée à l’époque comme « révolutionnaire » et un premier pas vers la restauration des droits bafoués des minorités, d’aucuns y voient un nouvel écran de fumée destiné à éviter des ennuis à Ankara . Le décret stipule que les fondations pourront réclamer les biens immobiliers qu'elles avaient déclarés en 1936, année où elles avaient dû présenter des listes exhaustives de leur patrimoine.
La « mansuétude » turque n’est donc valable que pour les biens confisqués après 1936, ce qui correspondrait à moins de 1% des églises et propriétés de l’Eglise arménienne saisies pendant le génocide et les années qui ont suivi. Mais le chef du gouvernement turc rassure : « l’époque où l’un de nos citoyens était opprimé à cause de sa religion, de son origine ethnique ou de son mode de vie, est finie ».
Suite à ces propos conciliants, le Catholicos Aram I envoie, en 2011 et 2013, deux lettres à Recep Tayyip Erdogan pour demander la restitution des résidences historiques et des propriétés du Catholicossat de Sis, dans l’actuelle ville de Kozan. Son courrier restant sans réponse, le Catholicos intente, en avril 2015, un procès devant la Cour constitutionnelle de Turquie. Celle-ci, après avis consultatif défavorable du ministère turc de la Justice, lui adresse une fin de non-recevoir.
La Grande Maison de Cilicie est déboutée sous le prétexte que l’Eglise arménienne n’avait pas fait enregistrer ses biens lors de la loi de 1936. L’argumentation selon laquelle les déclarations déposées en 1936 par des fondations religieuses tiennent lieu d’« actes fondateurs » de ces établissements, ne tient pas la route rétorque Antelias, rappelant le contexte du Génocide et le départ forcé précipité du dernier résident de Sis, Sahag II Khabayan, qui trouvera des années plus tard, un lieu d'accueil au Liban. Par ailleurs, le Catholicossat se voit interdire l’accès aux archives et registres relatifs à ses biens et propriétés.
« Un dossier juridiquement solide »
« Si notre demande est rejetée par la Turquie, nous irons devant les tribunaux internationaux », avait prévenu Aram I. C’est chose faite le 6 décembre dernier. La plainte déposée auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme, à Strasbourg, réclame non seulement la restitution des propriétés de Sis mais également le droit d’y pratiquer le culte arménien.
Le lancement de la procédure est suivi d’une conférence de presse à Bruxelles par une délégation d’Antelias composée de l’archevêque Kegham Khatcherian, de l’avocat irano-canadien Payam Akhavan, des professeurs Nora Bayrakdarian (droit international/Université libanaise) et Teny Pirri-Simonian (faculté de théologie/Genève) coordinatrice de l’équipe du Catholicossat.
Nora Bayrakdarian évoque la conférence d’Antelias de 2012 qui déplace les initiatives de la Cause arménienne au-delà de la reconnaissance du Génocide, dans la sphère juridique des réparations, avec la constitution autour du Catholicos Aram I d’une commission d’experts internationaux, dont des avocats turcs.
« Nous sommes confiants, notre dossier à le CEDH est solide » indique Payam Akhavan, juriste international en vue, spécialisé dans les questions concernant le multiculturalisme, la répression des crimes de guerre, la réforme de l’ONU et la prévention du crime de génocide. Il rappelle que la confiscation du siège de Sis viole tant le Traité de Lausanne de 1923 (articles 37 à 45 de la section III, sur la Protection des minorités) que la Convention européenne des droits de l’Homme.
En réponse à la question d’un député belge demandant si la démarche n’aurait pas plus de chances d’aboutir si les minorités non musulmanes faisaient front commun pour réclamer le retour de leurs biens, la délégation rappelle la dimension historique et symbolique de Sis, siège du Catholicossat arménien de Cilicie durant sept siècles. Une décision positive de la Cour européenne établirait un précédent et pourrait ouvrir la voie à d’autres revendications. C’est une première étape juridique.
Verdict dans 4 ou 5 ans
Confisqués après la rétrocession par la France de la Cilicie à la Turquie kémaliste, les bâtiments du Catholicossat de Sis ont été ravagés et méthodiquement détruits. Il ne reste de la cathédrale Sainte Sophie, du monastère et de la résidence que des ruines.
Si le site était rendu à son propriétaire légitime, il pourrait être restauré, devenir un important centre culturel et religieux pour tout le Moyen Orient et attirer les touristes avec un bénéfice économique pour la Turquie, déclare Payam Akhavan.
Le lieu contribuerait à promouvoir le multiculturalisme et le dialogue inter-religions au Moyen Orient, et encouragerait les Arméniens islamisés à révéler leurs origines, processus qui s’est intensifié ces dernières années, ajoute Teny Pirri-Simonian. Des objectifs nobles mais qui peuvent sembler peu réalistes dans le chaos sanglant et le contexte politique actuel de la région...
Le succès n’est pas garanti mais quoiqu’il en soit, le processus prendra du temps et nul ne peut prédire dans quel environnement futur évoluera la bataille légale.
Dans un premier stade, la Cour européenne des droits de l’Homme doit se prononcer sur la recevabilité de la plainte puis la communiquer au représentant à Strasbourg de la Turquie qui pourra la contester. Etant donné le nombre de dossiers actuellement sur la table de la CEDH, celle-ci ne devrait rendre son verdict que dans 4 ou 5 ans, estime Payam Akhavan.