Collectif VAN - 19/01

Il y a 10 ans, le 19 janvier 2007, un colosse aux pieds d’argile tombait sur un trottoir d’Istanbul, abattu de trois balles dans la tête tirées par un jeune nationaliste turc pétri de haine raciste.

L’homme qui gisait dans son sang, face contre terre, était une figure charismatique de la société civile progressiste de Turquie. Homme de gauche, journaliste arménien, fondateur de Agos, un hebdomadaire bilingue arménien-turc, Hrant Dink traçait son sillon depuis 1996 aux commandes de ce média novateur et engagé qui faisait du dialogue entre Turcs et Arméniens sa ligne directrice.

Souvent décrié en diaspora pour ses positions jugées trop conciliantes, Hrant Dink a pourtant contribué à faire sauter en Turquie le tabou du génocide arménien. C’est aussi ce qui lui aura coûté la vie : au pays du négationnisme-roi, parler du génocide arménien est toujours passible de prison au titre de l’Article 301 du Code Pénal turc. Soucieux de se revendiquer comme « Arménien et citoyen turc » (et non « Turc d’origine arménienne »), désigné comme traître, condamné pour « insulte à l’identité turque », coupable aux yeux de l’opinion publique turque et des médias, Hrant Dink était dès lors mûr pour servir de cible à un jeune de 17 ans, téléguidé par les forces occultes du pouvoir que l’on désigne en Turquie sous le vocable d’« Etat profond ».

En 2007, l’onde de choc causée par l’assassinat de Dink était telle qu’elle a largement dépassé le cadre de la petite communauté arménienne de Turquie, descendante des trop rares rescapés du génocide de 1915. Les obsèques du journaliste arménien ont réuni 200.000 personnes à Istanbul, défilant avec des panneaux « Nous sommes tous des Arméniens ». Ce faisant, ces Turcs et ces Kurdes ont défié les préjugés racistes enseignés dès l’école primaire ou martelés par les plus hauts personnages de l’Etat. Car en Turquie, être traité d’« Arménien » est considéré comme la pire insulte.

Si Ogün Samast, l’assassin de Hrant Dink, purge sa peine en prison, les commanditaires présumés au sein de la police ou de l’armée n’ont toujours pas répondu de leurs actes malgré de nombreux procès dont le dernier en date se tient depuis le 16 janvier 2017 en Turquie.

Il y a eu un avant-Dink et un après : en Turquie, dès 2007, bravant la peur, une génération de jeunes militants arméniens d’Istanbul s’est levée et a créé un mouvement progressiste, Nor Zartonk (Nouveau Réveil) qui s’est affirmé avec dynamisme dans le paysage associatif.

En 2011, Garo Paylan, une figure bien connue de la communauté arménienne, s’est lancé dans la vie politique au côté du parti kurde BDP, puis désormais du HDP, seul parti d’opposition progressiste et démocratique de Turquie, pour défendre les droits de la minorité arménienne. Elu député d’Istanbul en 2015, Garo Paylan n’hésite pas à s’exprimer avec force et courage au sein du parlement turc sur le thème du génocide arménien, ce qui lui a valu d’être sanctionné et mis au ban de la Grande Assemblée.

Comme auparavant celle de Hrant Dink, les voix de Nor Zartonk et de Garo Paylan ont bousculé une communauté arménienne contrainte depuis des siècles à se taire ou à mourir.

Si les années qui ont suivi l’assassinat de Hrant Dink ont vu surgir une libération de la parole autour de l’histoire du génocide arménien, de sa mémoire et des réparations – y compris par le biais de commémorations organisées chaque 24 avril à Istanbul ou Diyarbakir - tel n’est hélas plus le cas.

Depuis juin 2015 et la guerre totale qu’Erdogan a livrée aux villes kurdes d’Anatolie, depuis le coup d’Etat manqué du 17 juillet 2016 et la répression tous azimuts qui s’en est suivie, les milieux intellectuels, associatifs et journalistiques vivent la peur au ventre. Le néo-Sultan a donné le coup de grâce aux espoirs de démocratisation d’une Turquie qui sombre dans la dictature et qui peut à chaque instant laisser libre cours à ses haines recuites.

Aujourd’hui, 10 ans après la mort de Hrant, l’image de son corps gisant sur le sol hante encore nos esprits. Un slogan avait spontanément émergé en 2007 : 1.500.000 + 1 (en référence au nombre de victimes du génocide arménien de 1915). On sait depuis le 24 avril 2011, date de l’assassinat du jeune appelé arménien d’Istanbul, Sevag Balikci, que ce décompte macabre n’est pas achevé.

L’impunité et la négation d’un génocide ouvrent la porte à toutes les sinistres répétitions de l’histoire : 102 ans de déni, ça suffit !