L’Express.fr - Par Audrey Kucinskas - 05/09
Ce mardi s'ouvre le procès de l'État d'Azerbaïdjan face à Elise Lucet pour un reportage dans Cash Investigation. Interview de Johann Bihr, de Reporters sans frontières.
C'est un procès inédit en France: un État, l'Azerbaïdjan, poursuit deux journalistes français, Elise Lucet et Laurent Richard, pour un numéro de Cash Investigation diffusé en 2015. Johann Bihr, qui interviendra comme témoin de Laurent Richard, et qui est en charge du bureau Europe de l'est et Asie centrale à Reporters Sans Frontières, explique à L'Express en quoi ce procès est inquiétant pour les droits des journalistes en France.
Pouvez-vous nous expliquer sur quel motif l'État d'Azerbaïdjan poursuit en justice deux journalistes français?
Les autorités reprochent à Elise Lucet et Laurent Richard d'avoir qualifié l'Azerbaïdjan de "dictature". Elise a qualifié le pays de "l'une des dictatures les plus féroces du monde", tandis que Laurent a prononcé le mot "despote" lors d'une interview radio. Voilà leur "crime".
En quoi ce procès est-il inédit dans notre pays?
C'est la première fois, à notre connaissance, qu'un État poursuit pour diffamation des journalistes. Il y a bien eu des précédents, avec notamment la fille du président ouzbek Islam Karimov, qui a poursuivi le site d'informations Rue 89 en 2011 pour avoir écrit le mot "dictature". Mais elle le faisait à l'époque en tant que particulier. Ce mardi, c'est bien l'État Azerbaïdjanais qui poursuit Elise Lucet et Laurent Richard.
Comment est-il possible qu'un État étranger puisse poursuivre des journalistes alors que l'État français, lui, ne le peut pas?
C'est une bonne question. Mais il y a effectivement une grosse question sur la recevabilité de la plainte, car l'article du code pénal qui a été invoqué porte sur la plainte d'un particulier. Aucune décision ne sera prise avant plusieurs semaines.
Quelle est la situation des journalistes en Azerbaïdjan?
Il est absolument impossible actuellement d'y faire un métier de journaliste. Le pays occupe la 162e place au classement de la liberté de la presse. Les derniers médias indépendants qui subsistaient ont été éliminés très méthodiquement par le pouvoir en place. Que ce soit via la saisie économique et le boycott des annonceurs, ou la réduction du réseau de distribution de la presse, ou encore la fermeture des locaux, du jour au lendemain. Le dernier média indépendant est, en ce moment même, visé par une enquête montée de toutes pièces pour évasion fiscale. Il s'agit de l'agence indépendante Turan, pas du tout dans l'opposition, qui est une source d'information essentielle pour les observateurs étrangers. En août, leurs comptes bancaires ont été gelés, et leur directeur a été jeté il y a deux semaines en prison. Ils ont dû mettre un terme à leur activité au 1er septembre.
Pourquoi la répression envers les journalistes se durcit-elle?
La répression a continuellement augmenté. Mais je crois que le régime de Ilham Aliyev bénéficie aussi d'une impunité totale, car le pays est riche en hydrocarbures et il est stratégiquement placé entre l'Iran et la Turquie. C'est donc un allié incontournable pour les puissances occidentales quand elles essaient de contourner la Russie. Il y a aussi depuis deux ans le contre-coup de la crise économique russe et une dégradation du niveau de vie et économique, ce qui accroît le mécontentement social.
La situation azerbaïdjanaise est-elle similaire à la situation turque?
C'est pire qu'en Turquie. La Turquie occupe la 155e place au classement de la liberté de la presse, tandis que l'Azerbaïdjan est juste au-dessus de l'Iran. Ce qui frappe, en Turquie, c'est l'ampleur de la répression, parce qu'il n'y a pas si longtemps encore, il y avait un paysage médiatique diversifié et pluraliste. Ils ont dû fermer par décret 150 médias, parce qu'il y en avait bien davantage qu'en Azerbaïdjan. Là-bas, c'est la toute dernière fenêtre qui est actuellement fermée. On compte actuellement 16 journalistes et blogueurs derrière les barreaux.
Quel est l'état d'esprit d'Elise Lucet et de Laurent Richard?
Dans nos échanges, je dirais qu'ils sont combatifs et convaincus d'être tout à fait dans leur bon droit. Cette plainte est une surprise pour nous, mais c'est finalement le prolongement logique de la répression en Azerbaïdjan. Les autorités ne se contentent plus d'avoir éradiqué tout le pluralisme chez eux, ils vont désormais se battre à l'étranger. C'est pourquoi il est justement important d'y mettre un coup d'arrêt rapidement.
L'issue du procès peut-elle être positive pour l'Azerbaïdjan?
Théoriquement tout est possible, mais on ne va pas s'exprimer sur la conclusion du procès avant qu'il se tienne. Disons qu'on est inquiet, c'est sans précédent. C'est la première fois qu'un État traîne des journalistes en justice en France. Si par malheur l'Azerbaïdjan gagnait, ça ouvrirait une brèche très inquiétante, et tous les États répressifs de la planète pourraient venir inquiéter les journalistes français. C'est clairement une volonté d'intimidation.