Le Monde - Par Alain Frachon - 25/02/2020
A tous les étages du journal, on l’appelait « Kir ». Le journaliste Jean Gueyras – mort dimanche 23 février à 95 ans au Caire et qui, vingt-cinq ans durant, « couvrit » le Moyen-Orient pour Le Monde – s’appelait de son vrai nom Haïg Kirazian.
Il était né le 24 janvier 1925 dans une famille arménienne d’Egypte, dans l’Héliopolis cosmopolite de l’avant-guerre. Polyglotte sans effort – arabe, arménien, anglais –, riche de ses origines plurielles, « Kir » ne théorisait ni ne pontifiait sur son sujet. Mais il « sentait » la région comme personne.
Le « pseudo » ne fut choisi que pour lui permettre de collaborer un temps à la fois à l’Agence France-Presse (AFP) et au Monde. A l’AFP à Paris, il travaille, avec son ami Eric Rouleau, au service des écoutes arabes. On suit Radio Le Caire vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le 28 septembre 1970, le programme s’arrête et diffuse des versets du Coran. « Kir » n’attend pas et annonce la mort du raïs, Gamal Abdel Nasser. L’AFP a vingt minutes d’avance sur la concurrence.
Au Monde où, sur les recommandations d’Eric Rouleau, il entra à temps plein en 1971, « Kir » fut l’un des piliers du service Moyen-Orient. S’il laissait volontiers la vedette à d’autres, il était pointilleux, précis, informé. A l’aube naissante, il s’installait à son bureau devant une pile de dépêches. A sa droite, côté fenêtre, un énorme transistor éternellement branché sur France Musique ; à sa gauche, un cendrier pour accueillir, dès 7 heures du matin, le premier barreau de chaise de la journée : « Kir » aimait la musique classique et les cigares, ses béquilles pour tenir la chronique des drames du Moyen-Orient. Et ils se bousculèrent, sous son consciencieux magistère : défaites arabes, guerres civiles yéménites, effondrement du « nassérisme », tragédies libanaises, révolution iranienne, montée en force de l’islam politique.
Une joie de vivre de bon vivant
« Kir » les aborda avec une sensibilité particulière, typique de son époque. C’était celle de jeunes gens ayant appartenu à des minorités en Egypte, choqués par la misère autour d’eux et séduits par une forme de socialisme tiers-mondiste. Mais l’espoir d’une renaissance arabe à tonalité progressiste, que le président Nasser (1956-1970) avait un bref moment incarné, s’effondra vite devant une réalité régionale faite de régimes volontiers tyranniques et corrompus. Ces femmes et ces hommes étaient profondément anticolonialistes, souvent militants pour le dialogue israélo-palestinien ou d’autant plus attentifs à la lutte nationale des Palestiniens qu’elle venait, chez eux, compenser les désillusions subies par ailleurs.
Rien n’entamait pourtant la bonne humeur ni la camaraderie chaleureuse de cet homme, ni un enthousiasme de bon vivant dont témoignait une corpulence certaine. On ne l’imaginait pas reporter. A tort. Quand, arborant une saharienne aux poches remplies d’autant de cigares que de carnets de notes, il se rendait « sur le terrain », « Kir » était aussi perfectionniste qu’à Paris. Témoignage de Walid Joumblatt, le chef druze libanais : « Je n’oublierai jamais comment, lors du siège de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982, le correspondant du Monde Jean Gueyras partait chaque matin vers les différents fronts, armé de sa sacoche bien accrochée à l’épaule. »
« Le respect des faits était total »
Nous n’oublierons pas non plus le jour où ce passionné de la révolution iranienne nous entraîna dans la montagne kurde interroger un vieil ayatollah qui, à ses yeux, présentait l’intérêt exceptionnel d’avoir « pensé » une synthèse entre le chiisme et le maoïsme… L’aventure se termina très mal, avec la Land Rover dans un fossé, dont il ne ressortit indemne que grâce aux talents des Kurdes pour la médecine de guerre. « Il avait ses convictions », il était resté le jeune homme révolté de la banlieue du Caire, « mais quand il écrivait, avec un talent fait de concision précise, le respect des faits était total », confie l’un de ses amis parisiens, Ahmad Salamatian, libraire à l’infini savoir sur le Moyen-Orient.
Sa carrière ne prit pas fin avec sa retraite, en 1991. Il écrivit pour Le Monde diplomatique. Plus encore, il inventa le « Wab », réseau en ligne où, chaque jour, il faisait défiler pour ses confrères tout ce qui s’écrivait en anglais sur le tumulte moyen-oriental. « Kir » nous manquera, qui fut un camarade de reportage aussi convivial que savant.
[Journaliste au Monde pendant vingt-cinq ans, Jean Gueyras a couvert le Moyen-Orient pour notre journal avec une exigence sans faille. Chaleureux, bon vivant, il laisse à ceux qui l’ont connu le souvenir d’une personnalité attachante. Le Monde adresse ses pensées à sa famille et à ses proches. J. Fe.]
Jean Gueyras en quelques dates
24 janvier 1925 Naissance au Caire
1966 Journaliste à l’AFP et pigiste au « Monde »
1971 Embauché au « Monde »
1991 Quitte « Le Monde »
23 février 2020 Mort au Caire
Alain Frachon