28/05/2020- Michel Mahmourian
C’était il y a 30 ans. Le dimanche 6 mai 1990, était bénie et consacrée notre église Sainte Marie-Madeleine, la première église authentiquement arménienne sur le sol belge. Une cérémonie sans précédent, qui a marqué l’histoire de notre Eglise, un exploit que notre communauté ne doit qu’à elle-même.
« Comme la splendeur des édifices du culte dépend de l’importance de la communauté, et surtout des libéralités des donateurs, on ne peut donc s’attendre à voir rien de magnifique, chez les Arméniens, dans cet ordre de choses », écrivait, avant la première guerre mondiale, Mgr Ormanian, ancien Patriarche de Constantinople. « Cela ne surprendra personne si l’on songe dans quelles conditions sociales peu enviables a vécu jusqu’à ce jour cette nation », expliquait-il. Magnifiques étaient les conditions sociales trouvées en Belgique par les rescapés du génocide. Bien que l’Etat n’était pas la « providence » qu’il est devenu, la Belgique était un des pays les plus riches et libres du monde. Néanmoins, la communauté était trop peu nombreuse pour se bâtir une église et pourvoir aux besoins d’un clergé (une cinquantaine d’âmes avant le génocide, un millier à la veille de la seconde guerre mondiale). Le culte apostolique était organisé par une éphorie nommée par le Comité des Arméniens de Belgique. Le plus souvent, lorsque la présence d’un prêtre était requise, l’éphorie faisait appel à l’archevêché de Paris (la Belgique ne faisant partie ni de ce diocèse, ni d’aucun autre), qui dépêchait un officiant. Faute d’une église arménienne, notre culte devait emprunter l’église d’un autre. Si pour certaines cérémonies exceptionnelles, nous avons pu disposer de l’église Saint-Jacques sur Coudenberg ou même de la cathédrale, en 1975, c’est l’Eglise anglicane qui s’est montré la plus hospitalière, en nous prêtant régulièrement une église à Bruxelles et à Anvers.
Désireux de reconstituer une petite Arménie, les responsables de notre communauté ont toujours rêvé de disposer d’une église. On prétend que le miracle aurait pu se produire, dès les premiers temps, si la candidature à la présidence du Comité des Arméniens de Belgique du ramgavar Vahan Malesian, en 1922, n’avait fait échouer celle d’un notable dachnag, Vahan Khorassandjian, qui a préféré offrir une église aux Arméniens de Marseille. L’élection d’Edouard Jakhian à la tête du Comité, en 1977, a relancé la quête d’une église. A la faveur d’un rapprochement avec l’Eglise catholique, auquel la Fondation belge pour la Terre Sainte et le patriarcat de Jérusalem ont contribué, il a été question de nous attribuer une de leurs églises à Bruxelles. Je me souviens, ainsi, avoir été visiter la charmante église de la rue de la Madeleine, près de la Grand-Place. Ce projet n’a pas abouti pour des raisons qui nous restent étrangères et, de son côté, le Comité a été pris par d’autres priorités.
La communauté ayant acquis un foyer, au lendemain des élections de 1982, le président sortant, Edouard Jakhian, avant d’être réélu « malgré lui », propose à notre assemblée, qui l’approuve à l’unanimité avec enthousiasme, de bâtir une église, le besoin s’en faisant sentir de manière sans cesse plus pressante suite à l’afflux de nouveaux membres. Le Comité formé dans la foulée charge Jean Abadjian, assisté de deux membres du Comité, d’élaborer un projet à présenter à l’assemblée. Divers emplacements possibles sont étudiés, sans exclure l’arrière du foyer, bien que la Commune n’y soit pas favorable. On n’érige pas une église où l’on veut. Outre les contraintes techniques, chaque localisation doit faire l’objet d’une démarche préalable auprès du service de l’urbanisme de la commune concernée.
Un événement imprévu précipitera les choses. L’américain Alex Manoogian, président mondial de l’UGAB, envisage de visiter Bruxelles en 1983, ce qui honorerait notre communauté. Mais il hésite, car, à sa connaissance, elle est la seule à ne pas posséder d’église, ce qui lui paraît suspect. Notre communauté, si jalouse de son unité, seraitelle le « mouton noir » de la diaspora ? Cependant, début juin, un dîner est organisé en son honneur, à Bruxelles, au cours duquel, avec l’autorité qui est la sienne, il exhorte vivement nos représentants à combler cette lacune. De son auditoire électrisé jaillissent des offres de dons considérables et de services, dont le Comité ne peut que se féliciter. La mission confiée à Jean Abadjian cède la place à deux larges commissions, l’une, technique, l’autre de collecte.
La communauté étant appelée à contribuer, toutes confessions confondues, le Comité décide que la future église devra nécessairement tenir compte de cette unité et en être le reflet. Fort de l’accord de Mgr Nakachian, vicaire général du primat de Paris, le 9 novembre 1983, à l’unanimité, il adopte ce qu’il nomme son principe de neutralité. « Quoiqu’il arrive, et les statuts de l’église devront le souligner, cet établissement, constituant la propriété de la communauté, devra rester ouvert aux catholiques et aux protestants comme aux orthodoxes. De plus, l’église sera sous la juridiction d’Etchmiadzine, avec l’assurance de ce catholicossat qu’elle sera également ouverte à Antélias, dont l’accord sera sollicité ». Le 28 novembre 1983, cette condition est approuvée à l’unanimité par l’assemblée des représentants. Elle est donc soumise à l’assentiment de l’archevêque Sérobé Manoukian, délégué du catholicos pour l’Europe. Mais le prélat surprend le Comité en manifestant sa réticence, tout en se déclarant ouvert à la discussion. Le Comité délègue, alors, 3 de ses membres, Edouard Jakhian, Edouard Emirzian, Henri Oghlian ainsi que Tigrane Vrouyr. Ils sont attendus le 4 février 1984 à Paris. Les négociateurs sont priés de se montrer fermes sur le principe, en faisant entendre au besoin qu’en cas de refus le projet d’église serait avorté.
La discussion durera 3 heures pour aboutir à un protocole d’accord, que Mgr Manoukian s’engage à confirmer par écrit. La lettre, portant la date du 5 février, parvient au Comité alors que le prélat, âgé de 76 ans, est décédé 48 heures après l’avoir signée, ce qui ne manque pas de frapper les négociateurs et leurs collègues émus. Il ressort de cette lettre que « l’église serait placée sous la juridiction d’Etchmiadzine pour tout ce qui concerne la loi canonique et la tradition de l’Eglise apostolique. Par conséquent, il n’y aura pas de mise à disposition permanente de l’église aux autres confessions. Une dérogation permanente est accordée, dans les conditions de disponibilité, la priorité étant réservée à l’Eglise apostolique, pour les baptêmes, mariages et décès. Elle est aussi accordée pour deux ou trois fêtes religieuses par an, pour autant que l’archevêché de Paris soit tenu au courant ». En ce qui concerne, l’ouverture au catholicossat d’Antélias, la lettre signale que cette question ressortit à la haute compétence des catholicos concernés, de sorte que, pour se voir mettre à disposition notre église, le catholicos de Cilicie devra requérir l’autorisation d’Etchmiadzine, ce qui vaudra aussi pour les patriarches de Jérusalem et de Constantinople.
Ainsi formulé, l’accord permet au projet de suivre son cours, mais il est en deçà et de ce qui avait été conclu verbalement, et des exigences de la communauté, ce qui crée des tensions parmi les responsables et suscite un certain découragement. Néanmoins, le Comité s’incline et les travaux se poursuivent d’arrache-pied. En décembre de la même année, le compromis de vente est signé. Début 1985, la Commune met le projet d’édification d’une église arménienne à l’enquête publique. Une pétition signée par 29 voisins manifeste son opposition. La peur du terrorisme est avancée (l’ASALA est encore dans les mémoires). Peu après, le Comité apprend que le ministre des affaires étrangères a écrit au bourgmestre Demuyter son émotion à l’annonce du projet d’église, en raison du risque de terrorisme. Il se confirmera que M. Tindemans a pris cette initiative pour complaire à l’ambassadeur de Turquie. En vain, puisqu’elle laisse froid le bourgmestre d’Ixelles, dont le journal Le Soir rappela que le père fit partie d’un comité de soutien en faveur des Arméniens, en 1922.
Avec l’accord de l’assemblée des représentants, une ASBL est créée pour assumer efficacement la propriété de l’immeuble et mener à bien l’édification de l’église. Edouard Jakhian en exerce la présidence. Haik Mardikian, qui a déclaré renoncer à tout honoraires, est officiellement désigné en qualité d’architecte du projet. La collecte des fonds nécessaires, tant en Belgique qu’à l’étranger, continue alors que les travaux sont entamés. Elle demeurera active jusqu’à la fin du chantier, qui pourra être achevé grâce à l’extraordinaire générosité des membres de la communauté, qu’ils soient orthodoxes, protestants, catholiques ou agnostiques.
En présence du bourgmestre Abert Demuyter et de nombreux invités, parmi lesquels M. et Mme Alex Manoogian, le 16 novembre 1986, l’archevêque de Paris bénit les 16 premières pierres de l’édifice. En tenue de cérémonie, les 16 généreux parrains de l’église vont symboliquement déposer leur pierre en fond d’excavation. L’acte de naissance de l’église est enfoui là où s’érigera le chœur.
Après 3 ans d’efforts communs, notoires ou anonymes, l’œuvre originale de l’architecte Mardikian apparaît dans toute sa sobre beauté et, le 6 mai 1990, est fixée la date son inauguration. Le catholicos Vasken Ier annonce qu’il présidera la cérémonie de consécration célébrée par l’archevêque de Paris. La foule des fidèles et le très nombreux public présents ce dimanche auront la divine surprise de voir arriver en cortège, côte à côte, le catholicos Vasken Ier et le catholicos Karékine II de Cilicie et, pour la première fois, de les voir présider conjointement une cérémonie et bénir ensemble la nombreuse assistance, au premier rang de laquelle le représentant du roi des Belges. Ce sera aussi l’occasion pour le futur Révérend Père Zadik Avedikian, membre de la suite et interprète du patriarche suprême, de rencontrer ceux dont il est aujourd’hui le pasteur.
L’église Sainte Marie-Madeleine a fait de notre communauté une communauté arménienne fidèle à l’image de notre vieille nation. Sa réalisation prodigieuse a été possible grâce à la force que nous donnent, depuis près d’un siècle, des institutions démocratiques et unitaires, dont nous pouvons être fiers. Et tout cela – estil besoin de le préciser ? - sans qu’il en coûte rien à notre chère patrie d’accueil.
Michel Mahmourian