Le souvenir de Komitas : de déchirants Trios à clavier arméniens

The Crescendo Magazine - par Jean Lacroix - 11/09
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Cet album enregistré du 27 au 31 juillet 2019 à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne célèbre une double commémoration, celle du 150e anniversaire de la naissance, en 1869, de Calouste Sarkis Gulbenkian, diplomate, financier et mécène arménien, décédé à Lisbonne en 1955, dont la Fondation portugaise, à laquelle il légua sa collection d’art, porte le nom, et surtout, la même année, celle du chanteur, théologien, musicologue, poète et compositeur Komitas.

A Paris, sur le Cours Albert Ier, entre le Pont des Invalides et le Grand Palais, non loin de la cathédrale arménienne, est érigée une statue de bronze d’une hauteur de six mètres, œuvre du sculpteur David Everantzi qui représente Soghomon Soghomonian, appelé Komitas. L’impressionnant monument a été inauguré en 2003 ; il rend hommage à cette personnalité hors du commun ainsi qu’au génocide perpétré en 1915 sur les Arméniens par le parti alors au pouvoir, les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès. Komitas est arrêté et emprisonné le 24 avril de cette année-là avec de nombreux intellectuels. Déporté, il est libéré suite aux pressions de l’opinion internationale. De retour chez lui, il constate que ses travaux ont été détruits et prend conscience de l’ampleur de la tragédie de son peuple, ce qui nécessite son internement, d’abord à Constantinople puis en région parisienne, dans un hôpital psychiatrique de Villejuif, où il décède en 1935. Les 150 ans de sa naissance sont quasiment passés inaperçus chez nous l’an dernier. Ce CD Toccata met en valeur son héritage musical à travers l’arrangement de l’une de ses partitions et des pages chambristes de trois compositeurs arméniens.

Soghomon Soghomonian nait à Küthaya dans l’ouest de la Turquie dans un milieu modeste : son père est cordonnier mais, avec son épouse, il cultive la poésie et la musique. Sa mère disparaît lorsqu’il est âgé de six mois et il devient orphelin quand son père meurt alors qu’il n’a que onze ans. Doté d’une voix exceptionnelle, le jeune garçon entre au séminaire de la cathédrale d’Etchemiadzin, siège de l’Eglise apostolique arménienne, à une vingtaine de kilomètres d’Erevan. Il y reçoit une éducation religieuse et musicale et commence l’étude du chant liturgique tout en s’intéressant au folklore local dont il collectera près de trois mille airs de la tradition populaire. En 1894, il publie des mélodies ecclésiastiques, devient prêtre séculier et prend le nom de Komitas en souvenir d’un compositeur de ce nom qui a vécu au VIIe siècle. On le retrouve à Berlin en 1896, où il demeure trois ans et étudie la philosophie, l’esthétique et la musicologie ; il y obtient un doctorat dans cette dernière spécialité. De retour dans son pays, il poursuit ses recherches sur l’ethnologie musicale et obtient une reconnaissance internationale qui se solde par des concerts et des conférences européennes jusqu’en 1910. Il s’installe à Constantinople, où se trouve une importante communauté arménienne. Le destin tragique de son peuple va bientôt se confondre avec le sien… Une édition complète de ses œuvres a été réalisée en Arménie à la fin des années 1960. Des disques de ses compositions liturgiques, traditionnelles, chorales, ou de pièces pianistiques sont disponibles chez Nonesuch, New Albion Records, Amiga ou Megadisc.

Le CD propose, sous le titre Six Miniature arméniennes, des arrangements de chants populaires transcrits pour trio à clavier par le violoncelliste arménien Varoujan Bartikian, membre du Trio Aeternus. Ces courtes pièces aux mélodies simples et aux atmosphères variées, gravées ici pour la première fois, sont un bel échantillon de la production de Komitas ; on y trouve la sensibilité du compositeur, mais aussi sa capacité innée pour souligner les nuances et distiller de la tendresse ou de l’élan à ces moments où la nature, les paysages et les chants d’amour se rejoignent et se confondent. On lira dans la notice les détails spécifiques liés aux particularités de ces six pièces, marquées par un lyrisme fin, noble et élégant.

L’hommage à Komitas se prolonge dans l’héritage musical transmis par cette figure emblématique à ses successeurs. Arno Babajanian, né à Erevan en 1921, remarqué très jeune par Aram Katchaturian, étudie le piano au Conservatoire de Moscou avec Constantin Igoumnov. En 1952, il compose un Trio qu’il dédie à David Oïstrakh et à Sviatoslav Knushevitzky. Il le crée avec eux en assurant lui-même la partie de piano, avant qu’un enregistrement ne les réunisse chez Melodya. Il s’agit d’une partition douloureuse, aux accents romantiques ; elle s’ouvre par une évocation d’une mélodie issue des collections de Komitas. Le climat général est dense, avec de poignantes lamentations, des phrases syncopées au piano, et une tension permanente du violon et du violoncelle. Cette page en trois mouvements, intensément lyrique, s’achève dans une certaine exaltation à travers un Allegro vivace au rythme de danse.

Nous faisons un saut dans le temps pour découvrir deux créateurs actuels. Nina Gregorian, née au Kazakhstan en 1976, étudie au Conservatoire Komitas d’Erevan puis accomplit un stage au Conservatoire de Moscou. Installée au Portugal en 2006, elle y enseigne et est organisatrice de concerts et d’ateliers musicaux. Elle a composé trois Trios dont Aeternus (2018) est dédié aux membres du Trio Aeternus qui l’enregistrent ici en première mondiale. Mélange de solennité et de moments intimistes avec un deuxième mouvement inspiré par le kochari, une danse traditionnelle arménienne, l’œuvre cultive le rythme cadencé et les caractères chantants, avec des moments de forte tension, crée entre les instrumentistes un climat complice qui s’achève dans le recueillement.
Le dernier trio programmé est de la main de Ardashes Agoshian, né en 1977 à Istamboul où il a étudié au Conservatoire avant de se perfectionner à Amsterdam et à Londres. Il a obtenu la médaille Komitas pour son apport à la culture arménienne. Ce Trio (2017) intitulé Hommage à Komitas est le fruit d’une rencontre avec le Trio Aeternus. L’atmosphère globale en est profondément émouvante car elle évoque la lente évolution de Komitas vers la démence, en s’inspirant de citations de chœurs liturgiques et de transcriptions d’airs populaires. Il s’agit d’une musique de « rupture » où règnent l’angoisse et la désolation, entretenues par des évocations de « cloches cassées » (intitulé du premier mouvement), le mot « cassé », symbolique, venant aussi s’accoler à deux moments de danse, avec des ostinati, des rappels de chœurs byzantins et un piano parfois mis à nu pour exprimer le désespoir ou renforcer l’aspect tragique du destin. C’est une œuvre forte, sombre, aux accents parfois désespérés, non exempts cependant d’une lumière d’espoir. Ici aussi, il s’agit d’une première mondiale au disque.

Le Trio Aeternus est très investi dans ces partitions. Les origines diverses des solistes indiquent la portée d’un message qui dépasse le contexte arménien pour rappeler que les souffrances subies par les peuples concernent l’humanité tout entière. Le violoniste anglais Alexander Stewart (°1964) a étudié à Londres et au Portugal. Il est actuellement un des leaders de l’Orchestre Symphonique du Teatro de Sao Carlos de Lisbonne et fait partie des membres fondateurs du Quatuor Lacerda et du Trio Aeternus. Le violoncelliste arménien Varoujan Barbikian a étudié à Erevan et est soliste principal de l’Orchestre Gulbenkian ; il est lui aussi fondateur du Trio Aeternus. Le pianiste portugais Joao Paulo Santos est né en 1959 à Lisbonne où il a suivi l’enseignement du Conservatoire national. Il a fait un séjour d’une dizaine d’années à Paris grâce à une bourse, et il a étudié avec Aldo Ciccolini. Pianiste de concert, chef d’orchestre dans le domaine de l’opéra et spécialiste des compositeurs portugais méconnus, il a rejoint le Trio Aeternus en 2019. Les qualités que les trois artistes développent dans ce beau répertoire arménien nous incitent à souhaiter les entendre dans d’autres répertoires.

Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 8 Interprétation : 9

The Komitas Legacy. Arno BABAJANIAN (1921-1983) : Trio à clavier en fa dièse majeur. (SOGHOMON SOGHOMONIAN) KOMITAS (1869-1935) : Six Miniatures arméniennes, arrangées pour trio à clavier par Varoujan Bartikian. Nina GRIGORYAN (1976) : Aeternus, pour trio à clavier. Ardashes AGOSHIAN (1977) : Trio à clavier, Hommage à Komitas. Trio Aeternus. 2019. Livret en anglais et en portugais. 78.53. Toccata Next TOCN 0006.

Jean Lacroix