Par Jean-Paul Marthoz, journaliste et essayiste
Rappel d’un « point de détail de l’histoire ».
L’année dernière, la commémoration du début de la Grande Guerre a suscité un immense intérêt public. Dans cette atmosphère de réflexion sur la folie humaine et le suicide de l’Europe, presque personne n’a remis en cause la genèse, le déroulement et la conclusion de cette conflagration barbare. Un recueillement respectueux, l’hymne à la fraternité européenne retrouvée, l’unanimisme moral ont flotté sur les Flanders Fields.
En 2015, le rappel d’un « point de détail de l’histoire » risque bien de briser ce consensus. Il y a cent ans, en effet, le 24 avril 1915, alors que les combats faisaient rage à Ypres ou en Champagne, les autorités turques arrêtaient plusieurs centaines de notables et intellectuels arméniens, déclenchant un processus de déportation et d’extermination qui allait se solder par la mort de plus d’un million de personnes, membres d’une communauté chrétienne établie depuis des millénaires sur ces terres d’Asie mineure.
Ce moment tragique de l’histoire, qui amena le juriste polonais Raphaël Lemkin à étudier dans les années 30 la notion d’« assassinat d’un peuple » et, après l’Holocauste, à forger le mot de génocide, fait aujourd’hui encore l’objet de vives polémiques. Un siècle plus tard, la Turquie continue de nier les faits. Ankara relativise le nombre de victimes arméniennes, conteste les circonstances des massacres et rejette surtout la volonté d’extermination, qui définit le génocide.
Le « péché originel »
Même si l’immense majorité des spécialistes s’accorde aujourd’hui sur la nature génocidaire des massacres, cette thèse reste largement inaudible en Turquie. Les gouvernements qui se sont succédé n’ont eu de cesse, en effet, de dénoncer comme des traîtres ou des agents de l’étranger ceux qui cautionnent le « mensonge arménien ». En 2007, le journaliste turco-arménien Hrant Dink, partisan de la reconnaissance et de la réconciliation, a même été assassiné devant le siège de son journal à Istanbul par un militant ultra-nationaliste.
Alors qu’il fut perpétré par l’Empire ottoman finissant, le génocide apparaît comme le péché originel de la Turquie moderne. Pour Ankara, sa reconnaissance reviendrait à désavouer la « turcité », ce nationalisme ethnique et religieux qui hante les relations de l’Etat avec ses minorités (kurde, juive, grecque, alévie ou chrétienne) et qui contredit radicalement les valeurs fondatrices de l’Union européenne.
Ces dernières années, quelques milliers d’intellectuels et de défenseurs des droits humains, comme Orhan Pamuk, Elif Shafak, Taner Akçam ou Cengiz Aktar, ont rompu le tabou officiel. Hasan Cemal, journaliste renommé et petit-fils de l’un des architectes du génocide, Cemal Pacha, plaide lui aussi pour la reconnaissance de cet « acte honteux », comme le qualifia le héros de la Guerre d’indépendance (1919-1922), Kemal Atatürk, avant qu’il ne poursuive une politique d’amnistie et d’amnésie de ce qui fut un crime d’Etat. L’an dernier, le président Recep Tayyip Erdogan a présenté « ses condoléances aux petits-enfants des Arméniens tués en 1915 », discuter du génocide est davantage toléré, mais la crispation nationaliste reste majoritaire et la politique officielle de négationnisme n’a pas été remise en cause. Elle continue à guider les relations extérieures du pays, axées sur la prévention de toutes les initiatives visant à reconnaître le génocide arménien ou à en pénaliser la négation.
Des Résolutions aux oubliettes
La Turquie n’est pas un confetti sur la carte, mais une puissance économique et militaire ancrée dans une zone stratégique cruciale. Son négationnisme interpelle dès lors l’ensemble du monde. La « question arménienne » contraint en effet les Etats à choisir entre la Realpolitik et l’éthique des relations internationales. Elle détermine leur qualité morale, leur cohérence, les principes dont ils se réclament.
A ce jour, le génocide a été reconnu dans une vingtaine de pays. En Belgique, c’est le Sénat qui, en 1998, en a pris l’initiative. Mais la « question arménienne » reste l’otage des calculs des gouvernements, des partis politiques et des milieux d’affaires. Le Ponce-pilatisme mésinformé sévit, des promesses de campagne sont violées, des résolutions du Parlement européen ou du Congrès américain sont oubliées pour éviter de vexer Ankara.
Certains justifient leur refus de parler ouvertement de génocide en évoquant le souci de ne pas attiser le racisme anti-turc ou le choc des civilisations entre la chrétienté et l’Islam. D’autres craignent de renforcer les adversaires de l’intégration européenne de la Turquie. D’autres encore suggèrent que toute ingérence extérieure dans ce débat est contre-productive. Mais leurs raisons sont souvent plus prosaïques : la peur de s’aliéner un allié militaire et un partenaire économique important, voire même, en Belgique notamment, de perdre l’électorat d’origine turque.
Ces arguments ne répondent pas aux questions essentielles que soulève le négationnisme. Ils esquivent l’impératif de vérité. Ils se font complices d’un déni qui est la forme ultime du processus génocidaire. Ils sont un désaveu de ceux qui, aujourd’hui en Turquie, se sont engagés dans le combat pour la liberté et la clarté et qui sont les seuls vrais partenaires de l’Union européenne, si celle-ci prétend vraiment promouvoir les valeurs universelles de la démocratie et des droits humains.
Non, 2015 ne sera pas une année facile. Il ne suffira pas de discourir sur notre commune (in)humanité. Il faudra prendre des risques et choisir sa tranchée sur la ligne de front de la justice et de la mémoire.