L’Université d’Etat d’Artsakh a signé en octobre dernier son premier accord de coopération avec une université européenne, en l’occurrence la prestigieuse Université catholique de Louvain en Belgique (UCL). Un homme s’est particulièrement impliqué dans la réussite du projet. Byzantiniste et arménisant de renommée internationale, le Professeur Bernard Coulie enseigne à l’UCL, institution de 30.000 étudiants qu’il a dirigée de 2004 à 2009 en tant que recteur. L’entendre commenter un texte de Lazare de Pharbe ou Grégoire de Narek est un régal. Mais le professeur Coulie n’est pas un chercheur en chambre. Sa curiosité intellectuelle témoigne de sa volonté de mieux appréhender, à travers la connaissance du passé, l’Arménie d’aujourd’hui.

Propos recueillis par Anne-Marie Mouradian 

bernard-coulieF.A. : Professeur Coulie, d’où vous est venu au départ votre intérêt pour l’Arménie ?

Bernard Coulie : Très jeune déjà, je voulais devenir enseignant. Au collège, j’adorais les cours de Latin-Grec. Je trouvais fascinant de pouvoir comprendre des textes écrits il y a 2000 ou 3000 ans, dans une langue qui n’est pas la mienne, et à travers eux, d’avoir accès à toute la culture sous-jacente, d’aller à la rencontre des gens d’un autre temps, d’un autre lieu.

A l’Université catholique de Louvain, j’ai étudié la philologie classique puis j’ai découvert le monde byzantin et l’Orient chrétien. J’ai passé un doctorat en philologie et histoire orientales avec une spécialisation en grec byzantin, arménien et géorgien anciens. Après deux post-doctorats à Vienne et à Harvard, je suis retourné à l’UCL. J’y enseigne les langues et cultures arménienne et géorgienne, les études byzantines et l’histoire de l’identité européenne.  

A partir de l’Arménie ancienne, sujet « inerte », vous avez découvert l’Arménie d’aujourd’hui, de chair et de sang, et vous êtes devenu un porte-parole de la question arménienne. Comment s’est faite cette progression ?   

Je suis effectivement passé de l’ancien au moderne. Mon parcours a commencé avec l’étude du grapar et des manuscrits. Puis j’ai rencontré des Arméniens de Belgique comme Edouard Jakhian, qui m’ont ouvert les yeux sur le monde arménien actuel. Je suis allé sur le terrain, j’ai visité le Matenadaran et je suis entré en contact avec la réalité de l’Arménie d’aujourd’hui. Et tout naturellement, on ne peut pas s’intéresser à l’Arménie sans s’impliquer aussi sur la question de la reconnaissance du génocide.

Sans ces rencontres et découvertes, je n’aurais sans doute pas pu continuer mes recherches sur l’époque ancienne. Le moderne donne sens à ce que je fais. Pour travailler sur des choses anciennes, j'ai besoin de savoir quelle est la pertinence de ces choses anciennes pour une meilleure compréhension du monde d'aujourd'hui. Je suis très attaché à ce parcours initiatique.

L’Université catholique de Louvain est l’une des rares universités européennes à posséder une section de langue et culture arméniennes. Avez-vous des projets d’avenir pour cette section ?

L’UCL a été fondée en 1425. Sa section d’études arméniennes a été créée il y a plus de 200 ans.

J’aimerais beaucoup ajouter aux cours d’arménien ancien, l’enseignement de la langue et de la culture modernes et faire connaître l’Arménie actuelle. L’idée est de faire venir des conférenciers et professeurs d’Arménie. Elle a été approuvée au niveau de l’UCL. Nous sommes en pourparlers à ce sujet avec Erevan depuis plus de deux ans. 

Vous êtes aussi membre du Groupe d’amitié UE-Arménie du Parlement européen, président d’honneur de la Chambre Belgo-Arménienne de Commerce, membre du Conseil consultatif de l’ONG « European Friends of Armenia »… Vos activités vous conduisent souvent en Arménie ?

Je suis allé en Arménie pour la première fois il y a près de trente ans - c’était encore l’époque soviétique - et depuis, je m’y rends régulièrement.

Je poursuis mes recherches au Matenadaran et suis professeur honoraire à l’Université linguistique d’État de Erevan. Je vais aussi en Arménie en tant qu’expert pour accompagner des missions politiques et économiques belges ou européennes. J’y m’y rends également dans le cadre de voyages pour faire découvrir le pays. C’est passionnant de parler de l’Arménie dans une salle de classe à Louvain, mais autrement fascinant de pouvoir le faire sur le terrain, dans les sites magnifiques d’Hagbat ou de Sanahin ! Il y a quelques mois, une Conférence internationale d’Etudes arméniennes s’est tenue à Erevan. J’y ai emmené deux de mes étudiants de Louvain, des doctorants qui préparent une thèse en grapar.

En octobre dernier, l’Université catholique de Louvain a signé un accord de coopération avec l’Université d’Etat d’Artsakh*. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?  

J’ai voyagé plusieurs fois au Karabakh. Pour cette raison, je suis officiellement inscrit sur la liste noire du gouvernement azéri. Je m’y trouve d’ailleurs en bonne compagnie et j’en suis fier.

Concernant l’accord avec l’Université d’Etat d’Artsakh, j’ai été au départ contacté par différentes personnes. On m’a demandé s’il était envisageable de conclure une coopération entre nos deux universités. Il s’agissait d’un geste politique étant donné que la Belgique ne reconnaît pas la République du Haut Karabakh. Mais les universités n’ont pas besoin de l’autorisation de l’Etat pour signer des accords. Nous avons établi un mémorandum. Je l’ai soumis à mon recteur qui l’a approuvé. En octobre 2014, j’ai participé à une mission européenne au Haut Karabakh conduite par l’eurodéputée Eleni Theocharous. Ce fut l’occasion de sceller l’accord avec le recteur de l’Université d’Artsakh.

Vous enseignez également la culture et l’identité européenne, un sujet qui a des connexions avec l’Orient chrétien et le monde arménien. 

En effet. Je m’intéresse à l’identité européenne à la fois en tant que philologue classique (Latin-Grec) et qu’orientaliste. En travaillant sur le monde byzantin et la chrétienté d’Orient, je touchais du doigt les racines de la culture européenne mais je pouvais les voir à partir d’une sorte de position excentrée, d’un point de vue d’arménisant.

L’Arménie se situe à un carrefour. Même si elle a connu beaucoup d’autres influences, iranienne entre autres, sa culture fait partie de la culture occidentale. Avec l’Europe, elle partage un fonds commun basé notamment sur les traditions gréco-latines et la dimension chrétienne. 

Alors qu’Ankara continue de nier le génocide des Arméniens, la Belgique organise un festival de prestige « Europalia » consacré à la Turquie, l’année même du centenaire du génocide. Comment avez-vous accueilli cette décision ?

Si on est conciliant, on dira que c’est une maladresse, sinon, que c’est une faute morale.

2015 n’est pas une année neutre. On a toujours les mots de « valeurs » à la bouche dans nos pays, mais les intérêts politiques font fi et méprisent souvent ces valeurs. L’organisation d’Europalia Turquie en 2015 en est un parfait exemple.

Il faut évidemment poursuivre le combat pour la reconnaissance mais dans le même temps, être attentif à parler aussi de l’Arménie en d’autres termes et ne pas la limiter à un génocide. Sinon, on lassera les non-Arméniens. Il importe de faire connaître la culture arménienne et d’avoir un discours tourné vers l’avenir.

 

* Premier accord européen pour l’Université d’Etat d’Artsakh

L’Université d’Etat d’Artsakh et l’Université catholique de Louvain en Belgique ont scellé à Stepanakert, le 13 octobre 2014, un accord de coopération qui prévoit l’échange d’enseignants et d’étudiants. L’UCL enverra à Stepanakert des professeurs et des chercheurs qui donneront cours dans deux domaines ciblés: l’ingénierie informatique et la résolution de conflits.

L’Université d’Artsakh compte deux dizaines d’accords internationaux mais il s’agit de son premier accord avec une université européenne, s’est félicité le recteur Manush Minasyan.

L’accord est à double portée, à la fois pratique - avec des actions de formation - et symbolique. Les accords signés par l’UCL avec d’autres universités sont uniquement pratiques, sans la dimension de symbole, fait remarquer le Professeur Bernard Coulie, avec l’espoir que cette coopération universitaire puisse contribuer à faire sortir le Haut-Karabakh de son isolement sur la scène internationale. AMM