LE SOIR, Anne Andlauer, 13 mars 2015

Le 24 avril 2015, date symbolique du centenaire du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman, le gouvernement turc commémorera en grande pompe... la bataille des Dardanelles.

Le président Recep Tayyip Erdogan a convié plus de cent chefs d’Etat sur ce champ d’honneur de la Première Guerre mondiale, qui opposa les Ottomans aux Alliés franco-britanniques en 1915 et 1916. « L’enfer des Dardanelles » a certes fauché dans les deux camps près de 500.000 hommes. Mais le souvenir de cette bataille n’a jamais été associé à la date du 24 avril. Jamais, jusqu’au 24 avril 2015.

Concurrence des mémoires

Pour l’Etat turc, qui a toujours nié le génocide des Arméniens, il s’agit d’instaurer une concurrence des mémoires dans l’espoir de minimiser la portée du centenaire. « Une attaque diplomatique pour réfuter les mensonges de la diaspora arménienne », s’enthousiasme le quotidien Sabah, très proche du gouvernement. Recep Tayyip Erdogan est allé jusqu’à inviter dans les Dardanelles son homologue arménien, Serge Sarkissian. Lequel, en guise de réponse, a rejeté une manœuvre visant à « détourner l’attention de la communauté internationale ».

« Pour les diplomates, pour les partis politiques, pour l’Assemblée... bien sûr que 2015, c’est quelque chose ! », lâche un ancien diplomate turc très au fait du dossier, qui dément cependant toute « panique » à Ankara ou dans les chancelleries. Sur la défensive, les officiels répètent les termes du message publié par Recep Tayyip Erdogan le 24 avril 2014. Premier ministre à l’époque, il avait présenté ses condoléances aux petits-enfants des victimes des « événements de 1915 ». Dans la vulgate officielle turque, il est désormais question de « mémoire juste », de créer une « commission commune d’historiens » et de « souffrance commune » pendant la Première Guerre mondiale.

Une lente érosion des tabous

Ayse Günaysu, de l’Association des droits de l’Homme (IHD) en Turquie, se dresse contre ces concepts. « Un ami arménien m’a dit : Ne parlez pas de souffrance commune. Vous nous avez déjà tout pris, ne prenez pas en plus notre souffrance », raconte-t-elle. Comme tous les ans depuis 2010, en partenariat avec l’association antiracisme DurDe, l’IHD organisera le 24 avril une commémoration du génocide à Istanbul. DurDe et l’IHD incarnent cette société civile turque qui depuis une dizaine d’années, très lentement mais sûrement et avec une certaine tolérance des autorités, remet en cause la version officielle de 1915.

« Nous n’espérons pas que l’Etat turc reconnaisse le génocide en 2015, nous attendons juste qu’il ne bloque pas ces initiatives de la société civile », explique Ahmet Insel, l’un des intellectuels à l’origine d’une pétition d’excuses aux Arméniens, signée par plus de 32.000 Turcs depuis décembre 2008. Ahmet Insel est optimiste, mais il reconnaît qu’il y a « deux vitesses » : « Les Arméniens de la diaspora attendent depuis cent ans... c’est long ! Ils sont en droit de dire : Cent ans, et nous en sommes encore là ? Tandis que nous, les Turcs, cela fait seulement dix ans qu’on en parle. Mais cela me donne espoir. »