LE SOIR - 28 mars 2015
A Diyarbakir, de notre envoyée spéciale ANNE ANDLAUER
En 1915, plus d’un million d’Arméniens ont été déportés et exécutés sur ordre des Jeunes-Turcs. Un siècle après, le génocide reste nié par la Turquie, mais pas par toute la société. En Anatolie orientale, sur les principaux sites des massacres, la mémoire reste vive.
Diyarbakir - Adossé contre un pilier de basalte, Muhammed Enes interpelle de sa voix fluette quiconque s’approche de l’autel. «Je vous fais visiter? L’église Surp Giragos, construite en 1376, est la plus ancienne église arménienne de tout le Moyen-Orient; elle a accueilli jusqu’à 3.000 fidèles; un canon a détruit son clocher en 1915», récite le garçonnet dans un seul et même souffle, écarquillant ses yeux à l’évocation du canon.
Muhammed Enes est trop jeune pour avoir joué dans les ruines de Surp Giragos (saint Cyriaque), restaurée et rouverte au culte à l’automne 2011. Il est trop jeune encore pour comprendre les massacres et les déportations dont ces murs, cette ville, cette partie de l’Anatolie ont été les témoins près d’un siècle avant sa naissance. Mais l’enfant de Diyarbakir, l’écolier qui entend les cloches à l’heure de la récré, en sait déjà bien plus que ce que les manuels d’histoire daigneront lui apprendre.
Trop souvent, trop vite, lorsqu’il s’agit de la Turquie et du génocide arménien, le déni de l’Etat est assimilé au déni d’une société tout entière. C’est oublier que 32.450 Turcs ont signé une pétition d’excuses pour la «Grande Catastrophe» de 1915. C’est oublier qu’une formation siégeant au Parlement, le Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde), reconnaît le génocide et a déposé récemment une proposition de loi pour que l’Etat en fasse autant. C’est oublier les descendants des «Arméniens islamisés», épargnés par leur conversion, qui savent sans toujours l’admettre à quelle tragédie leurs ancêtres ont survécu. C’est oublier, surtout, que la mémoire des Arméniens est inscrite dans les territoires où ils ont si longtemps vécu, et dans l’esprit des peuples qu’ils ont si longtemps côtoyés, les Kurdes les premiers.
«Les Kurdes, les gens de cette région… ils savent qu’il y a eu un génocide et ils ne le nient pas», observe Aram Hacikyan, le gardien de l’église Surp Giragos de Diyarbakir. Aram parle de son grand-père, orphelin de 1915, recueilli par un Kurde, converti à l’islam, mais «qui n’a jamais caché son arménité. Dans notre famille, contrairement à d’autres, ce n’était pas un secret». Visage jovial barré par une épaisse moustache, Aram annonce sans qu’on lui demande: «Je suis donc Kurde et Arménien. Et je lance un défi à ceux qui nient le génocide: où sont mes ancêtres, s’ils n’ont pas été massacrés? Ils ne se sont pas volatilisés, si?»
Lieu symbolique
En 1914, quelque 60.000 Arméniens vivaient à Diyarbakir, alors appelée «Diyarbekir». «C’est un lieu symbolique du génocide, non seulement parce qu’il abritait une population très hétérogène – 30% d’Arméniens, des Kurdes, des Syriaques, des Juifs, des Turkmènes… –, mais aussi à cause du docteur Resit, gouverneur en 1915. Dans un télégramme, ce Dr Resit se félicite d’avoir réglé le sort de 160.000 Arméniens… Tous les convois de déportés de la région passaient en effet par Diyarbekir, avant d’être envoyés en Syrie, à Deir ez-Zor, via Mardin», explique Adnan Çelik, doctorant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, natif de la région.
Adnan Çelik, dont la grand-mère était une autre de ces «bavfilleh» (mot kurde désignant les Arméniens islamisés), vient de publier un ouvrage sur la mémoire du génocide chez les Kurdes de Diyarbakir. «Ici, l’absence des Arméniens prend la forme d’un deuil infini. Quatre générations ont passé et pourtant, les gens racontent encore des anecdotes d’une violence inouïe dans les moindres détails, comme si cela s’était produit hier», s’étonne-t-il. C’est cette «mémoire vivante», ce «fantôme arménien des Kurdes», qu’Adnan a voulu recueillir, et comprendre.
Le jeune anthropologue propose plusieurs explications: l’ampleur du traumatisme; la présence des «bavfilleh»; la tradition d’histoire orale et la pratique de la langue kurde, remparts de la mémoire face à cette histoire officielle dont on les a longtemps exclus. Il cite l’importance des lieux: «La première chose que font les Kurdes quand ils parlent de 1915, c’est désigner tel ou tel site où des Arméniens ont été massacrés, montrer tel précipice où un convoi de femmes et d’enfants a été jeté…»
Adnan Çelik s’arrête aussi sur le rôle du mouvement politique kurde qui, «depuis ses débuts, remet en cause l’histoire officielle, parle du génocide et du rôle des Kurdes dans ce génocide». Aussi enthousiaste et zélé soit-il, sans doute le Dr Resit n’aurait-il pas pu applaudir la mort de 160.000 Arméniens sans l’aide de plusieurs grandes familles de Diyarbakir, sans le concours actif de nombreux notables et chefs de tribu kurdes.
Musulmans contre non-musulmans
Ces hommes auxquels on promettait –et qui ont souvent obtenu– tel champ ou telle maison après l’exécution du propriétaire arménien. Ces musulmans qu’on alarmait – «Les Arméniens vont attaquer vos mosquées!» – et auxquels on garantissait le paradis pour sept chrétiens passés au fil de l’épée. «Ne faisons pas d’anachronisme, prévient Adnan Çelik. En 1915, les revendications nationalistes n’existaient pas encore chez les Kurdes de la région. L’identité musulmane primait sur l’identité kurde. Ceux qui ont participé au génocide l’ont fait en tant que musulmans, contre des infidèles non musulmans.»
Cent ans après le crime, cet amoureux de Diyarbakir admet que «tout n’est pas toujours rose» dans ces contrées couleur basalte. «Il y a des discriminations, des mots qui blessent. Certains s’exclament, quand ils se fâchent: Est-ce que je suis l’Arménien de ton père? Les Kurdes ont encore du chemin à faire», assure-t-il. Le chercheur s’inquiète également pour la préservation de cette «mémoire vivante» du génocide: «La jeune génération de Kurdes est majoritairement urbaine. Elle n’a plus cette mémoire des lieux qu’on a dans les villages. Elle parle moins bien kurde et donc communique moins avec les plus âgés, qui, eux, ne parlent pas turc. Ma sœur de onze ans en sait beaucoup moins que moi au même âge», regrette Adnan Çelik.
Les Kurdes «trompés»
Abdullah Demirbas a le visage contrit quand il évoque «ces Kurdes trompés par l’Etat pour massacrer des Arméniens», malgré des siècles de vie commune. «Mon grand-père me racontait cette histoire d’un prêtre qui, pour convaincre un Kurde de ne pas le tuer, lui aurait dit: Nous sommes le petit-déjeuner, vous serez le déjeuner. Et c’est ce qui s’est passé», soupire cette figure de la politique locale, candidat du HDP aux élections législatives de juin.
Comme beaucoup à Diyarbakir, Abdullah Demirbas souligne une continuité entre le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman et les massacres de Kurdes une décennie plus tard, des débuts de la République jusqu’à la fin du XXe siècle. «Il faut que nous, petits-enfants des Kurdes qui ont aidé au génocide, nous nous excusions et nous affrontions ce passé, non seulement pour solder les comptes mais surtout pour bâtir un avenir ensemble», insiste-t-il.
«Bâtir un avenir»: chez l’ancien maire de Sur, quartier historique de Diyarbakir où vivaient autrefois de nombreux Arméniens, l’expression est plus qu’un slogan. Les brochures en kurde, en arménien, en syriaque –autant de langues «non officielles» – qu’il a fait imprimer lui ont coûté en 2007 son fauteuil de maire. Réélu en 2009, il a joué un rôle clé dans la restauration de l’église arménienne, avec l’appui de la municipalité de Diyarbakir et de la Fondation Surp Giragos.
Abdullah Demirbas, large carrure, confie qu’il a «failli pleurer» le jour de l’inauguration. «J’ai l’impression d’avoir payé une partie de ma dette, je continue de la payer», décrit-il, assis devant un café au lait et aux pistaches torréfiées. Aram Hacikyan, qui veillait déjà sur les lieux à l’époque où l’église n’était plus que ruine, raconte qu’il «planait de joie» quand Surp Giragos a retrouvé sa cloche, qu’il sonne deux fois par jour.
«C’est plus qu’une église, cela devient un lieu de rencontre pour tous les Arméniens», soutient-il, citant les visiteurs d’Europe, d’Arménie, des Etats-Unis qu’il rencontre à l’église lors de la messe de Pâques et les autres jours de l’année. «Certains dans la diaspora ont moins peur de venir en Turquie sur les lieux du génocide depuis qu’ils savent que l’église existe à nouveau.» Son visage jovial s’attriste soudain: «Chaque matin je me dis que, peut-être, un membre de ma famille va pousser la porte de l’église et que je vais retrouver un proche.»
Faire revenir les Arméniens
Abdullah Demirbas, l’ancien maire, pense qu’il faut voir plus loin, qu’il faut «faire revenir» les Arméniens de Diyarbakir. Il évoque une école, propose même de construire un «musée du génocide». «On ne peut pas attendre que l’Etat agisse, il faut le forcer à agir», dit-il. Adnan Çelik, le chercheur, est plus sceptique. «De nombreux Kurdes reconnaissent le génocide, ils s’excusent, et ensuite? Sont-ils les seuls coupables? La question est de savoir ce que va faire l’Etat qui nie depuis cent ans.»
«Non seulement l’Etat nie, mais il a également détruit beaucoup de preuves», constate Raci Bilici, président de l’Association des droits de l’Homme (IHD) de Diyarbakir qui s’associe, cette année encore, aux commémorations du 24 avril. Raci Bilici cite «les fosses communes» qui surgissent, çà et là, sous les roues des engins de chantier. «On met les os dans des sacs en plastique et on s’en débarrasse au prétexte qu’ils datent de l’ancienne période, c’est-à-dire d’il y a un siècle. Les morts d’il y a un siècle n’étaient-ils pas des êtres humains?»
Dans la cour de l’église, sur le basalte humide de la dernière averse, Armen Demirdjian hoche la tête. Il n’a découvert qu’à trente ans ses origines arméniennes. Ses grands-parents et trois de ses oncles sont morts pendant le génocide. Son père, âgé de quatre ans en 1915, n’en a jamais parlé et Armen n’a jamais demandé. Mais aujourd’hui, il veut savoir, et veut que chacun sache. «Vous ne pouvez pas balayer indéfiniment les saletés sous le tapis, conclut-il. Tôt ou tard, il faudra bien le secouer. Alors, toutes les saletés sortiront au grand jour.»