Le Soir - 24 avril 2015. Par JEAN-FRANÇOIS LAUWENS et CATHERINE JOIE

En 1998, sur proposition du socialiste Philippe Mahoux, le Sénat votait une résolution dans laquelle il invitait "le gouvernement turc à reconnaître la réalité du génocide perpétré en 1915 par le dernier gouvernement de l’Empire ottoman."

Aujourd’hui, vu ce que sont devenues les attributions du Sénat, on jugerait cette position purement symbolique. Ce n’était pas le cas alors. Il n’en reste pas moins qu’à ce jour, l’État belge n’a pas reconnu le génocide arménien.

La Belgique adopte un profil bas dans ce dossier. Sa position reste ambiguë, et pas seulement aux yeux des 30.000 membres de la communauté arménienne. Ce vendredi, jour anniversaire du centenaire du génocide, ses représentants demanderont aux autorités belges de pénaliser la négation du génocide, au même titre que celle de la Shoah. Ce n’est pas gagné car, on l’a compris, notre pays a tendance à éviter soigneusement le sujet.

Le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders (MR), sera lundi en Arménie, mais une avancée majeure n’est pas attendue. A ce jour, la position des Affaires étrangères, qui ne sont évidemment pas liées par la résolution du Sénat, reste la suivante : encourager le rapprochement voire la réconciliation entre Ankara et Erevan et laisser historiens et juristes se prononcer sur la pertinence du mot « génocide ». « Il ne paraît pas opportun que le politique se substitue au pouvoir judiciaire », dit la diplomatie belge.

Ce qui ne diffère pas énormément de la position des États-Unis ou de la Turquie… L’appartenance de la Turquie musulmane au camp occidental explique évidemment la prudence de certains. Mais, en Belgique, d’aucuns pointent une autre explication : le poids électoral de la communauté turque dans certaines communes.

Quand il était en politique chez Ecolo, irréprochable sur le dossier, Jean-Claude Defossé a tenté à plusieurs reprises de faire voter des résolutions condamnant la Turquie. « C’est impossible, peste-t-il. Le PS, aidé par le CDH, fait blocage pour ne pas indisposer l’électorat PS turc de Schaerbeek et Saint-Josse. Ce qui est insultant car cela laisserait penser que tous les Turcs sont des fascistes. » Une thèse d’ailleurs corroborée par… des Turcs de Belgique.

Dogan Özgüden, rédacteur en chef du bulletin Info-Türk, a ainsi déploré mercredi n’avoir « jamais entendu de la part d’élus belges d’origine turque de prise de position démocratique déviant de la ligne du gouvernement turc, d’autant que des négationnistes turcs occupent des postes clés en raison de considérations électorales : il y a 160.000 Turcs en Belgique et 30.000 Arméniens… » Un site a d’ailleurs répertorié les élus ou candidats du PS (3), du MR (3), du CDH (1) ou du FDF (1) ayant assisté à des réunions ou tenu des propos qualifiés de « négationnistes ». Interrogés par nos soins, ces partis marchent sur des œufs. Tous appellent à la « prudence » et à la « vigilance ». Le MR adopte le discours des Affaires étrangères. Le PS et le CDH affirment que leur position est celle de « la réalité historique du génocide arménien ». Cela n’a pas empêché, mercredi, le PS de faire capoter l'idée d’une minute de silence au Parlement bruxellois afin, raconte La Libre, que « les députés socialistes d’origine turque n’aient pas à pratiquer une ostensible politique de la chaise vide ».

La position du PS est pourtant « une et indivisible », selon sa porte-parole. Façon de se démarquer de la position de certains de ses membres ? Emir Kir, bourgmestre de Saint-Josse qui réfute le mot « génocide », avait été interpellé en 2004, quand il était ministre bruxellois. « Je n’ai pas changé d’avis depuis, mais je n’ai pas souhaité rouvrir cette discussion, répond-il aujourd’hui. Je reconnais les faits de 1915 et leur gravité, je trouve normal que la Turquie présente ses condoléances. Je ne suis pas négationniste mais le mot que vous utilisez doit être cautionné par des historiens et des juristes. Si vous voulez y voir une divergence de vue avec mon parti, libre à vous. Pour moi, il ne s’agit que d’une question sémantique. » Et de rappeler la proposition… du président turc Erdogan (alors premier ministre) en 2006 : une commission de l’ONU qui trancherait pour l’Histoire, piste restée lettre morte car d’aucuns y virent un enterrement de première classe. Historiens: «Appeler le cas arménien génocide va de soi»

Parmi les arguments des personnes qui refusent d’employer le mot « génocide » pour qualifier le massacre d’une partie du peuple arménien entre 1915 et 1917, figure celui du « désaccord » entre les historiens sur le sujet. Autrement dit, tant qu’un comité international d’historiens n’a pas écrit noir sur blanc que le génocide arménien en est un, il n’y aurait pas de raison de qualifier le génocide arménien comme tel…

Pourtant, à écouter Philippe Raxhon, professeur d’histoire contemporaine à l’ULg, les historiens sont presque unanimes sur le cas arménien : « Il est tout à fait légitime, d’un point de vue historique, de qualifier le massacre des Arméniens de génocide. Il s’agit bien d’un cas de tentative de destruction d’un groupe humain, où la destruction du groupe était une fin en soi, pas un moyen. Pour un historien, qualifier le cas arménien de «génocide» va de soi. » Des millions de documents Seuls certains historiens turcs ou certains turcologues remettent en question le concept de génocide pour le cas arménien, selon le professeur. « Certains historiens sont liés au contexte dans lequel ils évoluent. Mais quiconque pratique une méthode historienne empreinte de liberté ne peut nier le génocide arménien. »

Pour Laurence van Ypersele, historienne à l’UCL et spécialiste de la Première guerre mondiale, le travail scientifique a aujourd’hui permis « d’établir les faits ». « Depuis 40 ans, les historiens exhument des documents. Il n’est plus possible de nier… » Parmi les « preuves » aux mains des historiens : des télégrammes, des rapports de sources diplomatiques de l’époque, des statistiques, des archives allemandes… Des millions de documents.

«   En cent ans, les efforts cumulés des historiens ont permis de constituer un faisceau d’informations suffisamment important pour affirmer qu’il y a bien eu génocide, poursuit Philippe Raxhon. Le temps a agi comme un acteur : il nous a amené des arguments. » « La preuve ultime est la disparition du peuple arménien sur sa terre historique. De deux millions, les Arméniens sont passés à 60.000. Cela ne s’explique pas uniquement par l’immigration », selon Joël Kotek, professeur d’histoire contemporaine à l’ULB, qui ajoute que la version turque des événements, à savoir une guerre civile entre Ottomans musulmans et Arméniens, n’a pas lieu d’être. Il n’y avait pas d’équilibre entre les forces : c’était l’appareil étatique contre les Arméniens, explique-t-il.

Et à ceux qui estiment qu’il n’est pas approprié d’utiliser le terme « génocide » pour le cas arménien parce que le concept de génocide n’est apparu qu’après la Seconde guerre mondiale et l’extermination du peuple juif, Philippe Raxhon répond que c’est un « argument technique, sans fondement ». « En histoire, on ne cesse d’utiliser des concepts a posteriori ! Il est tout à fait légitime de le faire pour le cas arménien. » Le professeur de l’ULg ajoute que le débat sur la reconnaissance du génocide n’est pas figé. Que la crispation est forte, mais que la lecture turque des événements évolue. « Regardez la question des Justes Turcs, les Turcs qui ont aidé les Arméniens entre 1915 et 1917. C’est un épisode qui est de plus en plus reconnu et qui favorise la décrispation des Turcs autour du génocide arménien.