Regards - Par Nicolas Zomersztajn – 31 mai 2015
Mahinur Özdemir, députée bruxelloise exclue du CDH pour ne pas avoir reconnu le génocide des Arméniens a reçu le soutien de l’AKP d’Erdogan. Emir Kir, député-bourgmestre PS de Saint-Josse, refusant également de reconnaître ce génocide peut compter sur Philippe Moureaux. Comment expliquer cette convergence de vue entre un socialiste belge et un parti conservateur islamiste turc ?
Suite à l’exclusion de la députée bruxelloise Mahinur Özdemir du CDH pour avoir refusé de reconnaître le génocide des Arméniens, le parti (AKP) du Prédisent Turc Erdogan a publié un communiqué dans lequel il qualifie cette décision d’injuste. Le très liberticide AKP n’hésite pas souligner que « Les décision du CDH montrent seulement que le parti ne respecte pas la liberté de conscience et d'expression dans ses rangs.
En Turquie, toutes les différentes opinions concernant les événements de 1915 sont libres. L'AKP croit que tous les citoyens, spécialement les parlementaires et les politiciens, doivent pouvoir être capables de s'exprimer librement sur ces matières historiques ». Il va falloir que l’AKP explique alors pourquoi des journalistes et des intellectuels turcs sont poursuivis devant les tribunaux ou tout simplement menacés publiquement par Erdogan pour avoir osé dire ce qu’ils pensent de sa politique et sa manière très personnelle et très autoritaire de gouverner ce pays.
Pour un parti dont le chef de file et président passe son temps à réduire au silence la moindre opposition, cette accusation à l’encontre d’un parti démocratique belge montre à quel point l’AKP cherche à exercer un contrôle idéologique sur les communautés turques d’Europe. Le message est clair : même s’ils sont des citoyens à part entière des Etats européens où ils vivent et où ils exercent leurs droits politiques, ils demeurent turcs et donc soumis à la chape de plomb de l’histoire officielle et de l’autorité de l’Etat turques.
Mais il n’y a pas que l’AKP qui est venu apporter son soutien aux responsables politiques belges d’origine turque ne reconnaissant pas le génocide des Arméniens. Philippe Moureaux, ancien bourgmestre de Molenbeek s’est pleinement acquitté de cette mission en essayant de sauver le soldat et camarade Emir Kir. Cela s’est passé sur les ondes de la RTBF à l’émission Le grand Oral du samedi 30mai 2015 (enregistré vendredi, avant l’annonce de l’éviction du CDH de Mahinur Özdemir).
Comme toujours, l’ancien bourgmestre de Molenbeek cherche à impressionner ses interlocuteurs en rappelant qu’il est historien. Historien certes, mais un rien en panne de recherche car ses derniers travaux datent des années 70’ et sont consacrés à l’histoire économique et industrielle des Pays-Bas autrichiens. « D’abord, je suis historien. Et les historiens qui sont aussi des démocrates se méfient de l'utilisation de l’histoire pour accabler des populations ». On comprend alors que le missile est sur sa rampe de lancement et que c’est ici que l’auditeur doit bien ouvrir ses oreilles : « Personnellement, je regrette que Turcs et Arméniens n’aient pas pu dialoguer et dépasser ça. Personnellement, mais je n’ai pas une connaissance suffisante pour être totalement affirmatif, je pense qu’il y a eu volonté de génocide, pas génocide, la preuve c’est qu’il y a un pays même, l’Arménie ! ». Pour Philippe Moureaux, ce ne serait qu’une histoire de Turcs et d’Arméniens qui se tapent dessus.
Non. Il y a d’un côté les Arméniens qui ont subi un génocide, et de l’autre des Turcs dont le pays d’origine mène une véritable politique de négationnisme d’Etat et pour qui toute idée de reconnaissance du génocide des Arméniens est considérée comme une atteinte à la sécurité nationale. Quant à considérer que ce qui s’est passé entre 1915 et 1916 dans l’Empire ottoman ne serait qu’une « tentative de génocide », il y a un pas qu’aucun historien sérieux n’oserait plus franchir depuis longtemps.
Quelle serait la réaction des Juifs si on leur disait qu’il n’y a qu’une « tentative de génocide » parce que des Juifs vivent encore aujourd’hui en Europe et qu’ils ont bâti l’Etat d’Israël ? On l’imagine sans peine. Bien qu’il prenne la précaution oratoire de préciser qu’il ne possède pas une connaissance suffisante de la problématique, Philippe Moureaux avance malgré tout des affirmations non fondées et fait abstraction du consensus des historiens sur cette question, faute de se référer à leurs travaux.
Sur des sujets aussi importants, il n’est pas possible d’avancer de tels faits sans un minimum de référence, de la même manière qu’il ne serait pas légitime d’écrire sur le développement industriel des Pays-Bas autrichiens sans se référer aux travaux de Philippe Moureaux. Pire, en faisant l’impasse sur le fait avéré que les historiens spécialistes des crimes de masses et des génocides ont tranché depuis longtemps la question du caractère génocidaire des tueries de 1915-1915, l’historien que Philippe Moureaux prétend être ne fait qu’entretenir le doute auprès du grand public qui l’écoute et s’en tient précisément à sa qualité d’historien.
Et lorsque les journalistes s’efforcent de lui demander son point de vue sur ses camarades de parti qui ne reconnaissent pas le génocide des Arméniens en citant notamment l’exemple d’Emir Kir, Philippe Moureaux répond ceci : « C’est très facile pour nous de dire cela. Remarquez que tant que la Turquie a été dirigée par des dictateurs proches de l’OTAN, on ne faisait pas de procès aux Turcs. Cela étant dit, demander aux autres de penser exactement la même chose que moi sur des faits qui ont eu lieu il y a cent ans, ce n’est pas possible. Je voudrais plutôt qu’on essaye de se rapprocher par le dialogue. Ce serait la sagesse, mais pour le moment on instrumentalise ça pour mettre sur le banc toute une population. Quant à Emir Kir, c’est un homme qui a été plébiscité par sa population, donc certains essayent de le démolir. Il a été un excellent ministre, il est un excellent bourgmestre, là-dessus on ne sait pas l’avoir. Donc, on essaye de s’attaquer à lui sur d’autres critères parce que certains ne supportent pas que quelqu’un qui a des origines comme les siennes soit à un poste de responsabilités ».
Ainsi, Philippe Moureaux ne fait que reprendre à son compte le relativisme culturel et les éléments de langage développés par les autorités turques. Pour balayer d’un revers de manche toutes les initiatives de reconnaissance du génocide des Arméniens, les gouvernements turcs successifs ont toujours pris soin de les assimiler à la stigmatisation des populations turques en Europe, voire à du racisme.
Le communiqué de l’AKP sur l’éviction de Mahinur Özdemir reprend d’ailleurs cette idée en affirmant que le débat sur la reconnaissance du génocide des Arméniens n’est qu'une « excuse pour exprimer son hostilité envers la Turquie ».
Comment un socialiste qui veut incarner la gauche de son parti peut ignorer que nombre d’intellectuels turcs de gauche en pointe sur la reconnaissance du génocide des Arméniens ont été poursuivi par la justice turque et ont subi la vindicte des autorités pour avoir affirmé la vérité historique ? Ayant presque tous subi la répression de la dictature militaire turque dans les années 70’ et 80’ en raison de leur militantisme marxiste ou tout simplement de gauche, ces intellectuels affrontent aujourd’hui les menaces judiciaires et la peur de l’emprisonnement qu’impose le gouvernement Erdogan toujours plus liberticide.
On ne peut qu’espérer que les considérations de Philippe Moureaux ne soient pas celles qui vont donner l’impulsion au Parti socialiste belge qui a pourtant pleinement reconnu le génocide des Arméniens. N’oublions pas que Philippe Mahoux avait joué un rôle moteur dans la résolution de reconnaissance de ce génocide du Sénat en 1998 et que le Président du PS, Elio Di Rupo a rappelé que « sans aucun doute possible, le PS reconnait le génocide arménien, qui est une réalité historique ».
Dans un très beau discours prononcé le 24 avril 2015 à l’occasion de la commémoration du centenaire du génocide des Arméniens, Anne Hidalgo, la maire socialiste de Paris, a souligné toute l'importance de la reconnaissance de ce génocide et de sa qualification comme tel. « Ce massacre minutieusement orchestré porte aujourd’hui un nom –un nom que nul ne peut nier, contester ou nuancer– un nom dont nous connaissons tous la postérité tragique au 20e siècle. Ce nom, c'est génocide. Le peuple arménien a été victime d’un génocide et sa souffrance est celle de l'humanité entière confrontée à la perspective de sa disparition. Le temps ne peut pas, ne doit pas abolir cette souffrance qui est un antidote à tous les fanatismes et tous les totalitarismes. Commémorer le génocide arménien, c'est regarder en face le mal radical dont l'humanité a été capable pour empêcher sa résurgence. Derrière le devoir de mémoire, il y a la mémoire du devoir. Ce devoir est d'abord un devoir de vérité ».
C’est ce devoir de vérité qui fait cruellement défaut à Philippe Moureaux aujourd’hui.