Le Soir. De notre correspondante à Istanbul, Anne Andlauer. Dimanche 7 juin 2015. 

Le Parti de la justice et du développement (AKP) a remporté dimanche les élections législatives en Turquie. Mais sa victoire n’en est pas une : l’AKP perd sa majorité d’absolue, en raison notamment de l’exploit d’un petit parti pro-kurde.

Une page importante de l’histoire politique turque s’est écrite dimanche.

Le Parti de la justice et du développement (AKP), fondé en 2001 par l’actuel président Recep Tayyip Erdogan, élu en 2002 puis réélu à deux reprises avec un score toujours meilleur, a gagné une quatrième fois les élections législatives… mais perd sa majorité absolue. Cette situation inédite place l’AKP en tête du scrutin avec 40,8 % des voix (résultat non officiel), mais dans l’incapacité de former un gouvernement majoritaire. Les dernières estimations, alors que 99 % des bulletins avaient été dépouillés, créditaient l’AKP de 258 sièges au nouveau parlement. Il lui en fallait 276 pour prétendre gouverner seul, comme il le faisait depuis treize ans.

Erdogan a dû faire une croix sur ses ambitions

Cette défaite est autant celle d’Ahmet Davutoglu, premier ministre sortant et chef de l’AKP, que de Recep Tayyip Erdogan lui-même. Alors que la Constitution lui imposait la discrétion au nom de l’impartialité du chef de l’État, Erdogan a mobilisé à tout va pendant cette campagne, à grand renfort de meetings et de clins d’œil entendus au « parti de son cœur » – l’AKP évidemment. L’échec est d’autant plus amer que le chef de l’État comptait sur ce scrutin pour renforcer l’hégémonie de l’AKP au parlement, réécrire la Constitution et instaurer dans son pays un régime présidentiel. Il a dû faire, dimanche soir, une croix sur cette ambition.

Vainqueur de tous les scrutins depuis 2002 (trois élections législatives, trois élections locales, deux référendums et une élection présidentielle), l’AKP se présentait pour la première fois affaibli face aux électeurs, victime du déclin de l’économie et surtout des critiques sur les excès autoritaires de son chef historique. S’ils s’attendaient à perdre des voix, le résultat de dimanche est le pire scénario possible, celui que refusaient de voir les cadres de l’AKP.

Celui que refuse encore de voir, semble-t-il, le chef du parti. Ahmet Davutoglu a salué dimanche soir «  la victoire indubitable de l’AKP  », «  colonne vertébrale de la Turquie  ». «  Nous n’avons jamais plié, nous ne plierons jamais (…) nous sommes fidèles au poste et nous le resterons  », a-t-il lancé à ses partisans. Aucune trace, dans ce discours, de sa promesse de campagne : «  Si nous ne remportons pas l’élection, le matin du 8 juin, je démissionnerai  ».

Le « Parti démocratique des peuples » grand vainqueur

Le grand vainqueur de l’élection – et le principal artisan de la défaite de l’AKP – n’est pas le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), crédité de 132 sièges avec 25 % des voix. Ce n’est pas non plus le Parti d’action nationaliste (MHP), deuxième parti d’opposition, qui obtient 81 sièges avec 16,3 % des voix (résultats non officiels). Le premier a perdu un point depuis les dernières élections, le second en a gagné trois.

Politiquement, le vainqueur de dimanche est une formation en pleine ascension, le Parti démocratique des peuples (HDP). Issu du mouvement politique kurde, il rassemble une ribambelle de partis et d’organisations de gauche, féministes, LGBT et écologistes. Le HDP, qui présentait pour la première fois des listes aux élections législatives, a réussi son pari : dépasser le quorum électoral de 10 % des voix au niveau national. Le HDP ayant convaincu 13,1 % des électeurs, il sera représenté par 79 députés, soit 50 de plus qu’au précédent parlement, où ses élus siégeaient en tant qu’indépendants.

Le HDP doit en grande partie son succès à son co-président, Selahattin Demirtas, figure montante de la vie politique turque, qui avait obtenu 9,7 % des voix à l’élection présidentielle d’août 2014. Ces derniers mois, le HDP s’est éloigné de son carcan identitaire (« le parti des Kurdes ») pour s’imposer comme une formation politique à part entière, le « parti des exclus », un parti « de toute la Turquie ». C’était loin d’être simple dans un pays où le mot « kurde » a longtemps été associé aux luttes armées et aux velléités d’indépendance.

Pour ce jeune parti fondé en 2012, cette issue est un soulagement après une campagne violente. Vendredi à Diyarbakir (Sud-Est), deux bombes ont explosé au milieu d’un rassemblement qui devait être le point d’orgue de la campagne du HDP. L’attaque a tué deux participants et en a blessé plus de cent autres. Dimanche soir, les leaders du parti ont appelé leurs électeurs à ne pas « faire la fête » pour éviter les « provocations ». Mais dans les rues de Diyarbakir, elle avait déjà commencé, au son des klaxons et aux couleurs kurdes, en rouge, vert et jaune. D’autant plus que cette ville a infligé une lourde défaite à l’AKP dimanche : le parti au pouvoir y avait remporté 33 % des voix en 2011, contre moins de 15 % hier. Le HDP, à l’inverse, y rafle la victoire avec près de 78 %.

« Ceux qui sont pour la liberté, la démocratie et la paix l’ont emporté. Ceux qui sont du côté d’un pouvoir oppressif, autoritaire et arrogant, ceux qui se considèrent comme les seuls propriétaires de la Turquie ont perdu, a déclaré Selahattin Demirtas, co-président du HDP, dans son discours de victoire. Cette victoire est celle de tous les opprimés ; des Kurdes, des Turcs, des Arméniens, des alévis, des sunnites, des yézidis… de toutes les identités ethniques de ce pays, de tous ceux que veulent vivre leur croyance librement (…) de ceux qui veulent une Constitution civile, démocratique et pluraliste », a-t-il poursuivi.

Des Arméniens au parlement, une première

Les élections de dimanche constituent une première, pour une autre raison : l’entrée au parlement de trois députés arméniens, le premier pour le HDP, la seconde pour le CHP, le troisième pour l’AKP. C’est également la première fois qu’un député issu de la communauté rom viendra siéger dans l’hémicycle, sous les couleurs du CHP.

Selon toute vraisemblance, Recep Tayyip Erdogan chargera dans les prochains jours Ahmet Davutoglu, en tant que chef du premier parti, de former un gouvernement et de le soumettre au vote du parlement d’ici 45 jours. Y parviendra-t-il, alors que les trois partis d’opposition ont tous rejeté l’idée – pendant la campagne, du moins – de gouverner à ses côtés ? En cas d’échec, devra-t-il convoquer des élections anticipées ? Ou bien le deuxième parti, le CHP, proposera-t-il lui-même une coalition inédite avec les deux autres formations de l’opposition, comme son porte-parole l’a laissé entendre dimanche ? Recep Tayyip Erdogan, reconnaissant ce camouflet, prendra-t-il les habits d’un président protocolaire ? Ou s’obstinera-t-il à s’impliquer dans les débats ? Pour l’heure, l’incertitude domine. C’est bien la première fois en treize ans de vie politique turque.
Plus de 400.000 policiers et gendarmes ont été déployés pour assurer la sécurité du scrutin, selon les médias turcs, qui n’ont signalé que de rares incidents isolés.