Par Nicolas Zomersztajn (CCLJ) - mardi 9 juin 2015

Suite aux polémiques liées aux commémorations du Centenaire du génocide des Arméniens, Simone Susskind, députée bruxelloise PS, s’est vu confier une mission de « déminage » visant à mettre en place un dialogue, encore inexistant aujourd’hui, entre Belges d’origines turque et arménienne.

Une initiative cosmétique ou un engagement sincère en faveur d’une réelle reconnaissance ?


Forte de son expérience en matière de dialogue israélo-palestinien, Simone Susskind s’est vu confier une mission particulièrement délicate : mettre en place un dialogue en vue d’aboutir à une reconnaissance du génocide des Arméniens de la part des élus belgo-turcs, et de la communauté turque de manière générale. « Ce dialogue est indispensable si l’on veut faire bouger les lignes », précise d’emblée Simone Susskind. « Si on ne se parle pas, on s’enferme dans la peur et le rejet de l’autre ».

Dialoguer oui. Mais avec qui ? « Il faut que les élus belgo-turcs puissent rencontrer des représentants de la communauté arménienne. Je pense que cela ne sert à rien de les mettre dans un coin et de les pointer du doigt comme négationnistes. Ce n’est pas une solution », explique Simone Susskind.

Mais c’est précisément ici que la question se complique, d’autant plus qu’on se situe dans les fanges du négationnisme. « Le dialogue avec ses ennemis est vertueux et nécessaire », estime Grégoire Jakhian, président de l’Assemblée des Arméniens de Belgique. « Mais il a ses limites. Le Turc n'est pas un ennemi. Etait-il concevable que Pierre Vidal-Naquet, Jean Meyer, Primo Lévy ou Imre Kertesz dialoguent avec Faurisson ? Non, bien sûr. Dialoguer avec des négationnistes est faire insulte à la mémoire des victimes de tous les génocides. Dialoguer avec des héritiers de bourreaux qui reconnaissent le génocide, c'est faire œuvre d'humanisme. A ma connaissance, aucun représentant des associations arméniennes de Belgique n'est désireux de parler avec des négationnistes. Le négationniste perpétue l'œuvre mortifère du génocidaire. Est-il concevable que le fils du survivant d'Auschwitz tente de convaincre un négationniste de l'existence de la Shoah ? Un dialogue sert à préparer l'avenir et non à convaincre de l'existence des ordres de déportation ou des cheminées d'Auschwitz ».

Selon certaines sources socialistes, Emir Kir (PS) se pose encore certaines questions sur la dimension génocidaire des crimes de 1915 et se demande encore si des Turcs n’ont pas été aussi exterminés ! De même, Mahinur Özdemir (ex-CDH) a déclaré qu’elle était prête à évoluer sur la question si elle disposait de la documentation nécessaire ! Un dialogue avec des représentants de la communauté arménienne sera-t-il susceptible de leur clarifier les idées ?

« Etre fils de bourreau oblige »

« Les livres des historiens indépendants sont disponibles à quiconque se donne la peine de les chercher et de les lire pour démasquer la parole négationniste », réagit Grégoire Jakhian. « Les livres et écrits des consciences turques contemporaines sont disponibles également. Si le négationniste veut savoir, qu'il prenne connaissance des sources indépendantes et qu'il utilise son libre-arbitre. Qu'il se demande pourquoi des Justes ottomans ont refusé de mettre en œuvre le génocide. Si Faurisson demande une commission internationale pour enquêter sur la réalité de la Shoah, il ne convient évidemment pas d'accéder à la perfidie de sa demande qui en tant que telle exprime une indéfectible malveillance. Se prétendre ignorant du génocide des Arméniens ou le relativiser en 2015, c'est insulter l'intelligence de l'homme et se mentir, à l'heure où toutes les sources sont disponibles en ligne. Etre fils de bourreau oblige. Les Allemands l'ont compris ».

Simone Susskind n’ignore pas l’obstacle du négationnisme ni l’importance qu’il revêt en Turquie. « Je suis consciente qu’ils ont été élus par des Belgo-turcs qui ne sont pas encore prêts à reconnaitre ce génocide. En reconnaissant publiquement le génocide des Arméniens, ils s’exposent à un suicide politique », constate Simone Susskind. « Nous sommes face à une communauté belgo-turque dont l’identité se fonde sur le nationalisme turc et la négation du génocide. A ces deux éléments, il faut ajouter l’ingérence des autorités turques exigeant de cette communauté belgo-turque une loyauté sans faille ». Il ne faut pas ignorer le fervent soutien de la communauté belgo-turque à l’AKP de Recep Erdogan. Le Président turc, qui avait tenu un meeting à Hasselt en pleine campagne électorale, a été plébiscité par quelque 57,7% des électeurs turcs de Bruxelles, alors qu’il obtenait 40,8% des voix dans son propre pays !

Faut-il donc écarter cette mission de déminage articulée autour du dialogue arméno-turc ? Non. Car le dialogue est possible et même nécessaire, mais pas à n’importe quelle condition ni avec n’importe qui. « Nous sommes prêts à dialoguer, et nous le faisons, avec tous les hommes de bonne volonté », souligne Grégoire Jakhian. « Avec les Turcs et Belges d'origine turque qui reconnaissent le génocide. Avec ceux qui parmi eux ont eu le courage, au péril de leur liberté et de leur intégrité physique, de signer des pétitions et de défendre, en Turquie même et non dans le confort de la Belgique, de manière publique l'existence du génocide. Avec ceux qui ont spontanément, mais surtout sincèrement, symboliquement demandé pardon ».

Il est vrai qu’au sein de la société civile turque, des intellectuels ont franchi le pas de la reconnaissance du génocide des Arméniens, et des historiens turcs mènent depuis plusieurs années des recherches sur ce génocide. Il serait faux de croire que les Turcs vivant dans les Etats de l’Union européenne sont tous prisonniers des schémas négationnistes de la République turque. « Je pense aussi qu’il existe des Turcs en Europe qui ont réussi à s’affranchir de ce discours négationniste et nationaliste », observe Simone Susskind. « Ils sont hélas marginalisés et écartés. Il faut qu’ils soient valorisés pour qu’ils puissent jouer un rôle dans l’évolution des mentalités au sein de la communauté belgo-turque. L’exemple de Cem Özdemir, chef de file des écologistes (Grün) allemands, est essentiel. Il a reconnu le génocide des Arméniens et contrairement aux élus belgo-turcs, il doit faire face à quelque trois millions de Turcs ! Tout cela ne l’a pas empêché de participer activement au processus de reconnaissance du génocide des Arméniens en Allemagne. Il faut donc mettre en place un processus de réflexion, en s’appuyant notamment sur des intervenants turcs qui ont déjà reconnu le génocide des Arméniens ».

Sortir du « Labyrinthe du silence »

Toute cette agitation soudaine autour des élus belgo-turcs n’échappe pas l’instrumentation politique de la reconnaissance du génocide des Arméniens. Car tous les partis politiques sont concernés par ce problème qu’ils n’ignorent pas depuis qu’ils ont ouvert il y a plus de quinze ans leurs listes électorales à des candidats belgo-turcs. Aujourd’hui, certains responsables de partis réagissent comme s’ils découvraient le problème et qu’une solution médiatiquement expéditive, mais sans conséquence sur le fond, leur permettrait de tourner la page et de passer à autre chose, au détriment des descendants des rescapés du génocide des Arméniens. « Ce risque d'instrumentalisation n'est pas théorique », déplore Grégoire Jakhian. « Politiser la question de la reconnaissance pour en faire un levier revient à faire des victimes un marchepied électoral ou à les transformer en une pièce sur l'échiquier politique. Le chancelier allemand Willy Brandt n'avait pas en tête à l’époque les conséquences électorales de son geste fort, mais bien la nécessité d'aider son peuple à sortir du ‘Labyrinthe du silence’ ».

Si certains responsables politiques belges se montrent frileux sur la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens, c’est aussi par crainte de passer pour des racistes, des islamophobes, voire des turcophobes. Ce chantage au racisme est d’ailleurs abondamment repris et exploité par l’AKP et le ministère des Affaires étrangères turc qui ne cessent de présenter depuis lors le CDH (qui a exclu son élue Mahinur Özdemir pour ne pas vouloir reconnaitre le génocide) comme hostile aux Belges d’origine turque.

Ce refus louable de stigmatiser une communauté immigrée ne se heurte pourtant pas à l’exigence de vérité et de justice. « Absolument pas. Reconnaitre la Shoah stigmatise-t-il l'Allemand ? Reconnaitre le génocide des Tutsi, est-ce stigmatiser les Hutu ? Non », insiste Grégoire Jakhian. « C'est faire œuvre d'humanisme, de justice, de prévention et d'enseignement. Le négationniste est condamnable parce qu'il est négationniste, indépendamment de sa nationalité et de son origine. Condamner Dieudonné ne revient évidemment pas stigmatiser les Français d'origine africaine ou antillaise ».