Le Monde.fr avec AFP – 25 juin 2015 - Par Isabelle Mandraud (Moscou)
Le mouvement de contestation, le plus important de ces dernières années en Arménie, a commencé après que le gouvernement a décidé d'augmenter de 16 % le prix de l'électricité pour la population de cette ex-République soviétique. Des milliers de personnes – plus de 9 000 selon l’Agence France-Presse – ont de nouveau manifesté pour le cinquième jour de suite à Erevan, la capitale de l’Arménie, pour protester contre l’augmentation des tarifs de l’électricité.
Retranchés derrière une barricade bricolée à base de poubelles couchées et reliées entre elles par des cordes, les contestataires, en majorité jeunes, sont restés toute la nuit de mercredi 24 à jeudi 25 juin sur l’avenue du Maréchal-Bagramian, une grande artère de la ville qui mène tout droit à la résidence du président Serge Sarkissian.
Les protestataires s’affirment déterminés à poursuivre le mouvement d’une ampleur inédite dans ce petit pays du Caucase d’à peine plus de 3 millions d’habitants. En Russie, où le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré que « la situation était suivie attentivement », il n’en fallait pas plus pour que médias et politiques dénoncent un « électro-Maïdan » orchestré par Washington. En 2014, Erevan a choisi l’union économique eurasienne plutôt que le partenariat oriental avec l’UE. Moscou est le garant de la sécurité du pays face à l’Azerbaïdjan.
« L’ambassade des Etats-Unis est activement impliquée dans les événements à Erevan, c’est l’une des plus importantes missions américaines à l’étranger », a vitupéré Igor Morozov, membre du Conseil de la Fédération de Russie, en traçant un parallèle avec le « coup d’Etat » en Ukraine. « Des centaines d’ONG étrangères fonctionnent en Arménie et essaient d’influencer l’opinion publique en la poussant vers un choix pro-occidental. Nous savons que ce choix a fait éclater l’Ukraine et continue de la déchirer », a renchéri Konstantin Kosatchev, le président de la commission des affaires étrangères du Conseil. A Erevan, des médias russes ont été interpellés par des marcheurs rendus furieux par les commentaires les assimilant à la révolte ukrainienne.
Les manifestations, retransmises en direct par des chaînes privées, ont commencé le 19 juin à l’annonce d’une nouvelle augmentation, au 1er août, des tarifs de l’électricité – entre 16 % et 22 % –, jugée nécessaire par la compagnie arménienne détenue par le groupe russe Inter RAO. Cette hausse, la troisième en moins de deux ans, intervient dans un contexte social difficile en Arménie, qui subit le contrecoup sur sa propre monnaie de l’affaiblissement du rouble de son puissant voisin, son premier partenaire économique. Le chômage, évalué à 17 % de la population en 2014, atteindrait en réalité 20 %.
« Non au pillage »
« Le point de départ, c’est l’augmentation de l’électricité, mais cela va bien au-delà, souligne Ara Papian, fondateur du think-tank Modus Videndi Center, joint par téléphone. Personne ne peut être surpris. C’était clair que cela allait arriver parce que les gens vivent avec des salaires bas et qu’ils constatent qu’il y a toujours plus de corruption. » « Ce mouvement est populaire, insiste cet ancien ambassadeur, y compris parmi la police, à cause de cette corruption de la direction politique, des prix qui ne cessent d’augmenter. Les médias russes mentent en disant que les gens attaquent la police, et que l’ambassade américaine commande tout. »
Le 19 juin, les rassemblements ont commencé devant l’opéra. Puis, le lendemain, les protestataires, emmenés par un groupe de jeunes sous le slogan « Non au pillage », ont commencé à marcher vers la résidence du président Sarkissian. Mardi, des échauffourées ont éclaté avec la police, qui a fait usage de canons à eau. Des journalistes ont été molestés et leur matériel saccagé. Ces heurts, qui ont fait vingt-cinq blessés, dont onze parmi les forces de sécurité, et ont conduit à 237 interpellations – toutes les personnes arrêtées ont été relâchées –, ont renforcé les rangs des manifestants. Mercredi, ils étaient très nombreux malgré une chaleur accablante, chantant et dansant dans le calme devant leur barricade de fortune. Peu de pancartes dans cette foule, hormis de simples dessins d’ampoule, ou le drapeau arménien brandi, et un cri repris en chœur, Votch talanin ! (« Non au pillage ! »)
« Ce mouvement est populaire, y compris parmi la police, à cause de la corruption de la direction politique, des prix qui ne cessent d’augmenter », insiste Ara Papian, fondateur du think-tank Modus Videndi Center, joint par téléphone
Désorganisé, le mouvement a attiré de nombreux jeunes, filles et garçons, déterminés et parfois munis d’un masque de protection sanitaire, qui se disent apolitiques. Lors des cérémonies de commémoration du centenaire du génocide, au mois d’avril, l’opposition avait envisagé d’organiser un sit-in, mais sans convaincre. Usée, sans renouvellement de ses dirigeants, elle ne parvient pas à fédérer une société lassée du jeu politique.
« Pour réussir, nous devons obtenir le soutien de toute la population, j’appelle tout le monde à s’y mettre, a lancé devant les caméras de la chaîne 1in, David Manoukian, l’un des leaders de la contestation. Ici, contrairement au Parti républicain [le parti du président], il y a beaucoup de gens qui ont des choses à dire. » « La protestation contre le gouvernement monte rapidement, difficile maintenant d’imaginer un retour au statu quo », a commenté Richard Giragosian, directeur du Centre des études régionales, sur son compte Twitter, ajoutant : « Les protestations ont peut-être réussi à franchir un “point de basculement”, les gens rejoignent [les cortèges] sentant la victoire, trop tard pour le gouvernement. »
Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)