RTBF- Fil Info – 02/11/2015 - Propos recueillis par Daniel Fontaine

Ahmet Insel, vous êtes politologue et auteur de "La nouvelle Turquie d'Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire". Aucun institut de sondage n’avait prévu que l’AKP du président Tayyip Erdogan réussirait à récupérer la majorité absolue des sièges au parlement. Avez-vous également été surpris à l’annonce des résultats ?

Oui, l’ampleur m’a surpris. On s’attendait à ce que l’AKP récupère 2 ou 3 pourcents par rapport aux élections du 7 juin et s’approche de la majorité parlementaire (276 sièges), voire la dépasse de 2 ou 3 sièges.

Tous les sondages d’opinion donnaient l’AKP dans une fourchette entre 41 et 43%. Le sondage le plus favorable à l’AKP donnait 46%.

J’ai rencontré des dirigeants de l’AKP et eux même m’ont avoué qu’ils étaient très surpris par le résultat. Ils pensaient arriver autour de 44-45%, ce qui aurait été une très belle victoire pour eux. Là, avec 49%, c’est une victoire personnelle de Tayyip Erdogan. L’AKP occupe désormais tout l’espace politique de l’extrême droite jusqu’au centre, y compris le centre libéral, la droite conservatrice, la droite islamiste, la droite nationaliste. Il a reconfirmé qu’il constitue le parti hégémonique de toute la droite en Turquie.

Comment expliquez-vous ce rétablissement ? Les électeurs ont-ils estimé qu’ils avaient sanctionné trop fort l’AKP le 7 juin ?

Une partie des électeurs de l’AKP l’avait sanctionné parce qu’il avait tenté de forcer la mise en place d’un régime présidentiel. La campagne précédente de Tayyip Erdogan avait déplu parce qu’il était président de la république et qu’il devait rester neutre. Même les électeurs de l’AKP n’ont pas aimé cet engagement personnel de Tayyip Erdogan pour forcer la main vers un régime présidentialiste. Ca a été la sanction du 7 juin : ils ont perdu 20% de leurs électeurs par rapport à 2011.

Cette fois-ci, ils ont changé leur fusil d’épaule. Tayyip Erdogan n’a pas fait campagne personnellement et ils ont abandonné le thème du régime présidentiel. D’autre part, après le 7 juin, Tayyip Erdogan a dit : nous vous avions demandé une très large majorité pour réaliser tout ce que nous avons promis. Si ce n’est pas nous, ce sera la chaos. Et le chaos est arrivé, avec des attentats, la reprise de la violence entre le PKK et les forces de l’ordre turques, et un chaos politique ausssi : pas de coalition gouvernementale.

Tayyip Erdogan a insisté en disant : nous ne demandons pas des voix pour nous, nous demandons les voix pour la stabilité. Le terme magique de ces élections, c’est la stabilité.

Ca montre que le président Erdogan connaît bien l’opinion publique turque et qu’il parvient à en obtenir ce qu’il veut ?

Il faut bien voir que 50% des électeurs font confiance à Tayyip Erdogan, voire l’adorent. Et l’autre 50% le détestent. Donc, il y a deux opinions publiques en Turquie, partagées en deux parts égales.

Evidemment, la force de Tayyip Erdogan c’est que ses électeurs sont réunis autour de lui, en un bloc de 50%, alors que les électeurs de l’autre côté qui haïssent Tayyip Erdogan et s’opposent à l’AKP ne font pas un bloc. Ils sont divisés entre trois partis qui sont incapables de former une coalition face à l’AKP.

Quel est l’état de ces partis d’opposition en Turquie ?

Le très grand perdant, c’est le parti d’extrême-droite nationaliste MHP. Ils ont perdu 2 millions de voix au profit de l’AKP. Les électeurs ont sanctionné le chef de ce parti qui a pris une posture de " Monsieur Non " à tout le monde. La sanction est forte pour ce parti.

Et quand les électeurs nationalistes radicaux se détournent de leur parti, ils ne regardent pas à gauche, ils vont à l’AKP, c’est leur deuxième choix.

L’autre parti qui a perdu, c’est le parti pro-kurde qui est passé de 13 à 10,7%. Mais ces 13% le 7 juin, c’était totalement inattendu. Nous nous attendions à ce qu’ils arrivent entre 10,5 et 11%.

Le 7 juin, les électeurs kurdes conservateurs, qui jusque là votaient systématiquement AKP, s’en sont détournés parce que Tayyip Erdogan avait bloqué le processus de négociations de paix, et surtout il avait mis en avant ce projet hyper présidentiel. Là, ils ont dit non. Ils ont soutenu le HDP pour qu’il puisse passer la barre des 10% pour être représenté au parlement. Maintenant que c’est acquis, les conservateurs de la classe moyenne kurde, effrayés aussi par la reprise de la violence du PKK, se sont retournés vers leur parti d’origine, l’AKP.

Pour le HDP, le résultat n’est pas déshonorant. C’était encore inimaginable il y a quelques années : il dispose du troisième groupe au parlement turc.

On a beaucoup évoqué la dérive autoritaire du président Erdogan et de son parti. La Turquie devient-elle un Etat AKP ?

Elle est déjà un Etat AKP. Tayyip Erdogan et son parti contrôlent la police, la justice, une grande partie des médias. Vous avez vu comment ils ont quasiment confisqué les médias proches de la confrérie Gülen quatre jours avant les élections. Ca ressemble beaucoup aux façons d’agir de Vladimir Poutine en Russie.

La dérive autoritaire est là. Elle continue. Il n’y a pas de raison que ça s’arrête. Certaines personnes pensent que maintenant qu’ils ont regagné les 50%, ils vont être plus tranquilles et jouer la carte de l’apaisement. Peut-être, à la marge, il y aura un apaisement. Mais depuis aujourd’hui, nous sommes rentrés dans un régime hyper-présidentiel de fait à défaut d’être de droit.

On a eu l’impression que la reprise des combats contre la PKK a été utilisée à des fins électorales. Maintenant que l’AKP a obtenu ce qu’il voulait, peut-on espérer une pacification, un retour du cessez-le-feu et d’autre part une lutte plus déterminée contre l’organisation Etat islamique ?

Je ne pense pas, parce que la reprise des affrontements avec le PKK n’est pas liée à une politique intérieure, c’est lié à l’évolution de la Syrie. Au-delà de l’AKP, c’est l’Etat profond, la raison d’Etat constitutive de la République de Turquie, qui agit et qui voit avec frayeur la formation d’une entité politique autonome kurde en Syrie.

C’est le danger principal, plus que Daech (l’organisation Etat islamique). Pour eux, Daech c’est un épiphénomène, mais l’installation d’une entité politique kurde sur les 900 kilomètres de frontières avec la Syrie, c’est le danger qui remet en cause l’intégrité et l’unité de la Turquie. Tant que le problème syrien ne sera pas stabilisé, je crois que la Turquie, Tayyip Erdogan et l’AKP vont continuer à mettre la pression sur la PKK.

Propos recueillis par Daniel Fontaine