Antoine Malo, envoyé spécial à Suruc (frontière Turquie-Syrie) - Le Journal du Dimanche - 12/10/14
Malgré cinq frappes de la coalition samedi pour empêcher les djihadistes de progresser dans la ville frontière, la Turquie s’oppose à toute intervention au sol. Les Kurdes sont en colère.
C'est une sale journée pour les combattants, de celles qui épuisent le corps et l'esprit. Une journée de brouillard, épais et blanchâtre, qui oblige à une concentration maximale. Depuis la Turquie voisine, Kobané a d'ailleurs l'apparence d'un mirage. Ce n'est qu'en s'approchant vraiment de la frontière syrienne que, des premiers faubourgs de la ville, l'on voit émerger une mosquée. En s'enfonçant un peu plus, on distingue ce drapeau sombre, celui de Daech, qui surplombe une petite colline. Puis apparaissent ces nuages clairs qui montent des bâtiments bombardés, signe que les combats continuent de faire rage à l'intérieur de la ville kurde. Voilà un mois que les djihadistes de l'Etat islamique se sont lancés dans cet assaut. Un mois que les forces kurdes de l'YPG leur résistent.
Samedi, tempête de sable oblige, les milices ont pourtant dû faire face seules, ou presque, à l'ennemi. La coalition, qui appuie les Kurdes par des raids aériens, n'a procédé qu'à deux frappes dans la journée. Trois autres ont suivi dans la soirée. La veille, sept bombardements avaient détruit des positions de Daech. Un chauffeur de taxi était d'ailleurs revenu tout excité de la frontière. "J'ai tout vu! Tous leurs tanks ont été détruits. Ils sont finis", hurlait-il devant la masse de curieux venus assister de loin, côté turc, aux combats. L'assemblée n'avait applaudi la nouvelle que mollement.
Chacun sait ici que ce n'est pas du ciel que viendra le salut de Kobané. Voilà quinze jours que les frappes aériennes ont débuté et que, malgré tout, les djihadistes avancent, même si, samedi, les combattants kurdes semblaient avoir regagné un peu de terrain. Vendredi, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, Daech contrôlait 40% de la ville, contre 20% en début de semaine. Après avoir lancé leur offensive depuis l'est, les soldats du "calife" Baghdadi attaquent désormais depuis le sud et le nord-ouest. Et dimanche, c'est vers le nord qu'ils regardent. L'objectif? S'emparer du poste-frontière qui sépare la Turquie de la Syrie et ainsi couper toute possibilité d'approvisionnement et de retraite à l'adversaire. Ils ne seraient plus qu'à un kilomètre de la zone qu'ils pilonnent au mortier. "Ils font ça depuis une semaine mais c'est chaque jour un peu plus violent. On voit bien qu'ils se rapprochent", explique Hassan. Dans la nuit de vendredi à samedi, cet agriculteur de 27 ans est parvenu à passer du côté turc, après avoir passé vingt jours dehors dans ce secteur. "On est juste venus mettre les enfants en sécurité, mais dès qu'on le peut, on y retourne pour aider nos combattants", jure-t-il, les yeux cernés. "Il ne faut pas que Kobané tombe. C'est symbolique."
Daech a reçu des renforts
Symbolique, pas seulement. Car si Daech s'empare de la ville kurde, il aurait alors une frontière continue de 400 km avec la Turquie. Plus rien n'entraverait ses mouvements d'est en ouest dans la région. C'est notamment pour cela que les milices YPG – dont une femme, Nalin Afrin, assurerait le commandement – défendent Kobané avec autant d'acharnement. Combien de temps pourront-elles tenir? "Nous avons un besoin urgent d'armes et de munitions", s'alarme Idris Nahsen, un représentant des autorités de la ville. À l'inverse, les ressources des djihadistes semblent, elles, inépuisables. "Encore ces derniers jours, ils ont reçu des renforts depuis Raqqa, de l'artillerie lourde et des tanks", poursuit Idris, qui estime à "plusieurs milliers" le nombre de djihadistes qui participent à l'assaut sur sa ville.
Pour éviter les frappes de la coalition, ils ravitailleraient désormais le front en munitions par motos, se déplacent par petits groupes, ne hissent plus leur drapeau noir sur les quartiers conquis mais au contraire planteraient celui des forces kurdes sur leur véhicule pour mieux tromper l'ennemi. Une tactique payante : vendredi, ils se sont emparés du "carré de sécurité", siège des forces de l'ordre de la ville. Si Daech parvient à conquérir le front nord, alors le piège se refermera sur Kobané. Selon l'ONU, 500 à 700 civils seraient encore coincés dans la ville, des milliers d'autres à l'extérieur. L'État islamique ne fera sans doute aucun quartier. "Ça va être un massacre!", blêmit un Kurde venu de Paris pour aider ses frères de Syrie.
Erdogan "assassin"
Qu'adviendra-t-il notamment de ces pauvres hères, aperçus samedi au nord-est de la ville, derrière ces barbelés qui marquent la frontière avec la Turquie? Là est stationnée une grosse centaine de véhicules – voitures, tracteurs, camions – où dorment, depuis des jours, ces hommes, pantalons boueux et teint bistre. Il y a aussi ces bergers qui, désespérément, tentent de rassembler leur troupeau de moutons.
De l'autre côté, les quelques soldats turcs ne semblent même plus accorder d'attention à ces morts-vivants qui leur font face. "Tout va bien ici, explique même l'un d'eux en mâchant un biscuit. Il y a quinze jours, je ne dis pas, ça se battait fort. Mais maintenant, c'est calme." Sa mission? Éviter les infiltrations de Daech. Mais surtout empêcher que des Kurdes de Turquie ne rejoignent les combats à Kobané. Une attitude qui fait enrager les 200.000 réfugiés syriens qui ont fui la région de Kobané, ainsi que les 15 millions de Kurdes de Turquie.
Pour sentir cette colère, il suffisait d'assister ce jeudi à Suruç, la première ville turque après la frontière, aux funérailles de ces neuf combattants YPG tués cette semaine par les balles de Daech. C'était bien le nom d'Erdogan qu'on associait au mot "assassin".
Hussein Xelef, 45 ans, a particulièrement ses raisons d'en vouloir au président turc. Cet agriculteur aisé et les siens ont quitté Kobané voilà dix jours. Ils ont trouvé asile dans cette maison à l'entrée de Suruç, un bâtiment de béton aux murs lépreux et à l'électricité capricieuse. De Kobané, ils n'ont rien ramené sinon le cadavre de Bengin, leur fils aîné de 27 ans, dont ils se disent si "fiers", qui est tombé mardi sur le champ de bataille. Reste que sa mort aurait pu être évitée. "Il était blessé à la jambe, explique le père de famille. Il est arrivé de nuit à la frontière mais les Turcs ont refusé de le laisser passer. Il a attendu cinq heures, et comme il perdait beaucoup de sang…"
Le PKK prépare sa vengeance
Comment expliquer une telle intransigeance? "Pour Ankara, l'YPG et Daech, c'est la même chose. Ils nous considèrent comme des terroristes", regrette Idriss Nahsen. "Il faut pourtant que le gouvernement turc comprenne que nous sommes la seule force capable de défaire Daech ici, ajoute Asya Abdullah, coprésidente du PYD, le parti kurde de Turquie. Il devrait nous aider plutôt que de vouloir créer leur zone tampon en territoire syrien."
Cette realpolitik pourrait coûter cher à la Turquie. Une vidéo diffusée samedi par l'État islamique s'en prend ainsi à Erdogan en assurant que sa "fin est proche" et que la Turquie sera bientôt conquise "aux cris d'Allah akbar". Surtout, c'est sur le terrain intérieur qu'Ankara joue avec le feu. Toute la semaine, de violentes manifestations ont éclaté dans le pays. Elles se sont soldées par plus de 30 morts. Et la situation pourrait empirer dans les prochains jours : Abdullah Öcalan, le leader historique du PKK, a menacé d'abandonner les négociations de paix si rien n'était fait pour sauver Kobané d'ici à mercredi. Un appel que ses troupes, très disciplinées, ne manqueront pas de suivre. Schwan Arosh, étudiant bouillonnant, se prépare déjà à la révolution. "Ça va être la guerre, promet le jeune Kurde de Sanliurfa. Chaque ville de Turquie va se transformer en un petit Kobané."