LaLibre.be. Opinions. Contribution externe. 19/05/2016

Aude Merlin a représenté l’ULB à l’audience du procès contre les quatre chercheurs de Turquie accusés de propagande terroriste pour avoir signé une pétition d’appel à la paix dans les territoires kurdes. Témoignage.

Nous sommes plus que quatre : c’est ce slogan, scandé sous un soleil de plomb face au palais de justice d’Istanbul, qui symbolise notre rassemblement ce vendredi 22 avril. Teoman m’accompagne. Nous arrivons sur l’esplanade : banderoles, groupes, grappes de manifestants. Ce midi de zénith n’est qu’un entre-deux : ce matin, une audience avait lieu à huis clos, dans le cadre du procès contre les journalistes Can Dündar et Erdem Gül, du journal "Cumhurriyet" (1).

Cet après-midi aura lieu l’audience de nos quatre collègues. Jour dense, une forte électricité court. Un groupe très chaleureux nous accueille. J’en salue un, puis deux. Puis dix. Étreintes, gratitude, mais aussi ce sentiment hybride et étrange, mêlant la joie de la solidarité et l’excitation d’être ensemble, au désarroi du pourquoi, à l’absurdité de la situation. J’apprendrai après que chaque collègue ou presque que j’ai salué-e, a subi des représailles - qui de son Université, qui de l’État - pour avoir signé la pétition du 10 janvier appelant à la paix dans les territoires kurdes du sud-est de la Turquie (2). Plusieurs d’entre eux ont perdu leur travail, livrés par cette machine répressive qui s’emballe, à ce qu’il y a de plus désarmant et humiliant : ne plus pouvoir être soi.

Les intervenants défilent au micro. Un représentant syndical, une présidente d’ONG - "Peace in Kurdistan"-; divers représentants de la société civile turque (3). Une étudiante, devant une banderole : "Nous sommes aux côtés de nos enseignants". J’interviens après elle au nom de l’ULB (4), et j’en suis particulièrement touchée. "Nous resterons à vos côtés." "Nous sommes plus que 4." Entouré par des cordons de policiers lourdement "équipés", le public scande et se compte.

Quatre visages dessinés sur un grand drap blanc ondulent quand le tissu se plisse. Accusés de… propagande terroriste (art 7 § 2 de la loi antiterroriste) pour avoir signé la pétition et avoir organisé une conférence de presse le 10 mars réaffirmant leur soutien à cette pétition : Muzaffer Kaya, historien, licencié par son université après avoir signé la pétition; Esra Mungan Gürsoy, professeure-assistante en psychologie; Kıvanç Ersoy, mathématicien; Meral Camcı, linguiste, renvoyée de son université après avoir signé la pétition. Les trois premiers étaient en prison depuis le 15 mars, Meral Camcı depuis le 30 mars.

L’entrée au tribunal - le bâtiment est gigantesque, d’aucuns disent que c’est le plus grand palais de justice d’Europe - se fait via les portails de sécurité; un agent me montre son téléphone portable, sur lequel il a fait traduire du turc un message : "Ne pas photographier à l’intérieur." Merci Google. Avant, le langage non verbal aurait suffi ! Les écrans des iPhones remplacent les gestes et le croisement des regards; les bribes de mots tapés évitent aux visages de s’exprimer. Après quelques volées d’escaliers, nous attendons, massés dans le couloir qui mène à la salle d’audience.

Les visages sont inquiets, impatients. Serrés comme des anchois, on y croise des personnalités de Turquie : Hasan Cemal, auteur d’un livre réflexif et introspectif sur le génocide des Arméniens (3) et… petit-fils de Cemal Pacha, l’un des instigateurs du génocide de 1915; Can Dündar, dont l’audience avait lieu le matin même; Banu Güven, journaliste; Garo Paylan, le député arménien du Parti démocratique des peuples (HDP) qui vient juste, courageusement, de déposer sur les sièges de l’Assemblée les portraits des députés arméniens arrêtés le 24 avril 1915 puis exécutés. Tout à coup, un bébé surplombe nos têtes d’adultes, porté à bout de bras, se frayant un chemin aérien. Les yeux suivent son "voyage"; des applaudissements fusent. Il panique, s’effondre en larmes.

La salle est bondée : nombreux sont ceux qui devront tenter de suivre depuis le couloir. L’audience s’ouvre. En grosses lettres, face aux prévenus, la maxime : "La justice est le fondement de l’Etat". Sur le banc des accusés, Meral, Kıvanç, Esra, Muzzafer. Lorsqu’il faut décliner son identité, à la question "profession", Meral Camcı répond laconiquement : "sans". Le silence est pesant. Elle ajoute : "Parce que j’ai signé la pétition." Vient le temps du plaidoyer. Chacun son tour, chacun avec son style, les quatre renvoient à l’absurdité de l’acte d’accusation et… à la conscience. Invoquant la situation qui prévaut dans l’est de la Turquie, l’ampleur des violences subies par les civils, ils réaffirment "l’impossibilité de rester silencieux";

Je reconnais l’anaphore : "Suç degil…, suç degil…, suç degil…" (5) "Ce n’est pas un crime de demander la paix. Ce n’est pas un crime d’être aux côtés des opprimés." "Ce n’est pas un crime d’exiger du gouvernement de contribuer à la paix". Le Zola de "J’accuse", le Sartre de la guerre d’Algérie, font tour à tour irruption; "Les signataires de la pétition sont aussi la Turquie". Je retiens des mots, des moments, des virgules. Des apesanteurs; des respirations.

Le procureur prend la parole : l’acte d’accusation n’est subitement plus l’article 7-2 de la loi antiterroriste, mais… l’article 301 (6) du code pénal qui punit pour insulte à la nation turque. Une étrange torpeur saisit la salle. Pause. Reprise de l’audience, l’air est immobile. Les avocats dénoncent la dimension cocasse de la situation, puis prennent finalement la parole, développant leur longue plaidoirie avec aplomb et conviction. "L’université est non seulement un lieu de production de savoir, mais aussi de débats et d’échanges d’idées. Tels sont les principes inaliénables énoncés par l’Unesco, la Déclaration de Lima, la Magna Charta Universitatum." Pause.

La troisième mi-temps s’annonce… pour s’achever aussitôt : les quatre prévenus seront libérés ce soir. Hurlements de joie : même si cela ne signifie en rien un acquittement, le soulagement est fort, au moins sur le moment. Sur le moment seulement. Car non seulement les chercheurs expulsés de leurs universités n’ont pas été réintégrés, les procédures et sanctions sont toujours en vigueur, mais de nouvelles expulsions ont été prononcées depuis. Le procès continue. La solidarité aussi. "Nous sommes plus que quatre."

Aude Merlin

(1) On connaît la suite : le 6 mai 2016, le verdict a été rendu : Can Dündar écope de 5 ans et 10 mois de prison, Erdem Gül de 5 ans. Peu avant le rendu du verdict, Can Dündar est victime d’un tir armé sur l’esplanade, accompagné de l’insulte de "traître".

(2) "Nous ne serons pas complices de ce crime", https ://barisicinakademisyenler.net/node/63

(3) Les fidèles et indéfectibles ne sont pas loin, sur l’esplanade : Cengiz Aktar, Ahmet Insel, notamment et bien d’autres.

(4) L’ULB a adopté une motion de soutien en janvier 2016 : http://www.ulb.ac.be/newsletters/newsletter.php?d=1&c=2&nl=247&art=9551&cat=38.

(5) Merci à Noémi Lévy-Aksu, Pierre Pandelé et Teoman Pamukçu pour la traduction en chuchotage dans cette chaleur étouffante ! (6) L’article 301 est très connu dans l’histoire judiciaire turque récente. C’est notamment sous ce chef d’accusation qu’a été condamné le journaliste arménien Hrant Dink, rédacteur en chef d’"Agos", peu de temps avant son assassinat le 19 janvier 2007.