FIGARO VOX - Par Alexis Feertchak - 09/08
ENTRETIEN - Après un an de crise entre Ankara et Moscou, Vladimir Poutine et Recep Erdogan se rencontrent à Saint-Pétersbourg. Pour Guillaume Lagane, les deux présidents partagent beaucoup de points communs, mais l'histoire entre les deux pays est houleuse.
Haut-fonctionnaire, ancien élève de l'ENA, Guillaume Lagane est maître de conférences à Sciences Po et spécialiste des questions de défense et de relations internationales.
FIGAROVOX. - Quels sont les grands enjeux de la rencontre de Vladimir Poutine et Recep Erdogan à Saint-Pétersbourg ce mardi?
Guillaume LAGANE. - Après la grave crise survenue l'an dernier lors de la destruction du Soukhoï russe en Syrie, cette rencontre doit permettre la reprise de relations normales entre la Russie et la Turquie. Recep Erdogan a apprécié le soutien de Vladimir Poutine à son gouvernement après la tentative ratée de putsch. Le président russe a quant à lui retenu que la Turquie a présenté ses excuses envers la famille du pilote russe tué en Syrie. Pour les deux dirigeants qui se ressemblent beaucoup - autoritaires, la soixantaine et charismatiques -, c'est un moyen de renouer et d'essayer d'aplanir les différends entre les deux Etats.
Fin 2014, les deux dirigeants avaient déjà souhaité constituer une alliance stratégique de long terme. Qu'est-ce qui a changé après l'extrême tension sur fond de guerre en Syrie pour qu'un tel retournement de situation advienne?
La relation entre la Russie et la Turquie n'a jamais été simple. Historiquement, l'expansion de la Russie s'est faite au détriment de l'Empire ottoman. Erdogan, qui porte ce nationalisme turc, se souvient des difficultés que la Sublime Porte avait déjà avec l'Empire russe, notamment face à la volonté de celui-ci de contrôler les détroits. Aujourd'hui, la relation entre la Turquie et la Russie peut en revanche se fonder sur certains points communs. Sur le plan intérieur, les deux Etats contestent le modèle de la démocratie libérale à l'occidentale avec, dans le cas de la Russie, la volonté d'une démocratie dirigée (managed democracy) et, dans le cas du régime d'Erdogan, celui d'un présidentialisme plébiscitaire et autoritaire qui réduit les libertés individuelles.
Sur le plan de la politique étrangère, les deux Etats partagent une volonté de revanche sur l'histoire et de contestation de traités qui les ont diminués (traité de Sèvres en 1920 et fin de l'URSS en 1991). Il existe pour eux un fond commun d'anti-occidentalisme, vis-à-vis de l'OTAN pour la Russie, vis-à-vis d'un ordre imposé par l'Occident au Moyen-Orient pour la Turquie. Enfin sur un plan économique, les deux Etats ont des intérêts partagés: on peut rappeler le projet russe de construction de centrales nucléaires en Turquie et le fait que la Turquie reste très dépendante de Moscou sur le plan énergétique puisqu'elle importe la moitié de son gaz de Russie.
Est-ce que le projet de gazoduc Turkish Stream a de nouveau une chance de voir le jour?
Le contexte de cette rencontre peut permettre de relancer ce projet, mais, en même temps, il faut voir dans quelle mesure la Turquie ne va pas poursuivre son objectif de diversification en matière d'approvisionnement. Elle a bien perçu l'an dernier avec la crise survenue avec la Russie la fragilité de ses relations avec Moscou. Sur le plan économique, elle a beaucoup souffert de l'arrêt de ses exportations agricoles et de l'effondrement du tourisme russe sur son territoire.
S'il existe ce projet de Turkish Stream, la Turquie mène aussi deux projets alternatifs de gazoduc. Il y a d'abord la construction du projet TANAP (pour Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline) en provenance d'Azerbaïdjan, qui devrait permettre de réduire la dépendance au gaz russe d'ici 2018. A plus long terme, la Turquie peut jouer de sa relation avec Israël pour utiliser les ressources en gaz offshore du champ «Léviathan» découvert en Méditerranée.
Quel peut être justement le positionnement des deux grandes puissances non arabes de la région, l'Iran et Israël, vis-à-vis de cette alliance entre Moscou et Ankara?
Pour l'Iran, la perspective d'un rapprochement avec la Turquie et la Russie peut être bénéfique car cela éloignerait la Turquie de ses alliés occidentaux et renforcerait Téhéran dans son bras de fer avec les Occidentaux. Je pense notamment au dossier nucléaire où la Turquie avait il y a encore deux ans des positions beaucoup plus souples que les Occidentaux. Il y a évidemment la question syrienne. Si la position de la Turquie venait à changer dans le conflit en Syrie, elle pourrait affaiblir le camp de la rébellion en les privant d'un soutien majeur et en isolant l'Arabie Saoudite. En même temps, l'Iran peut craindre qu'un rapprochement entre la Turquie et la Russie l'isole puisqu'elle donnerait à la Russie un allié dans le camp sunnite et soulignerait le particularisme de Téhéran, qui est toujours perçu dans le monde musulman comme une puissance chiite.
Du côté d'Israël, il y a là aussi une ambivalence. Depuis que Israël et Ankara se sont réconciliés après l'affaire de la crise de Gaza, la Turquie est redevenue un pays allié de l'Etat hébreu. Celui-ci peut craindre qu'un rapprochement avec la Russie amène Ankara à durcir ses positions, notamment par un soutien plus ferme aux Palestiniens et par une plus grande bienveillance vis-à-vis de Téhéran. C'est un sujet d'inquiétude pour Israël. En même temps, comme Erdogan et Poutine, Netanyahou est un réaliste qui n'a pas hésité à dialoguer avec la Russie quand c'était nécessaire. De la même manière, il peut considérer que la Turquie va compartimenter ses politiques, tenter de régler ses différends avec Moscou sans pour autant abandonner sa politique d'alliance et de coopération militaire et énergétique avec lui.
Est-ce un moyen pour Vladimir Poutine d'endiguer l'OTAN et Washington alors que les relations entre la Turquie et les Etats-Unis sont tendues après le coup d'Etat manqué?
Oui, Vladimir Poutine fait feu de tout bois. La diplomatie russe est toujours très réactive. De la même manière que les critiques occidentales contre la dérive autoritaire du régime hongrois de Viktor Orban ont permis un rapprochement entre Budapest et Moscou - d'ailleurs toujours sur fond de coopération énergétique -, le fait que Fethullah Gülen réside aux Etats-Unis et que Washington ait peut-être manifesté un soutien un peu tiède au régime Erdogan est utilisé par Vladimir Poutine pour enfoncer un coin dans l'ensemble otanien. Ceci coïncide au moment où tant l'Union européenne que l'OTAN se sont mis en ordre de bataille face à Moscou avec d'une part les sanctions économiques qui ont été reconduites concernant l'Ukraine et d'autre part le récent sommet de Varsovie de l'Alliance atlantique, lors duquel a été décidé le déploiement de troupes à l'Est de l'Europe.
En même temps, il faut attendre quelque peu pour voir si cette rencontre entre Poutine et Erdogan peut déboucher sur une véritable alliance russo-turque. A l'heure actuelle et malgré les perturbations récentes, la Turquie demeure un membre de l'Alliance atlantique avec des bases américaines sur son sol. Elle reste aussi engagée dans une volonté - en tout cas officiellement affichée - d'adhésion à l'Union européenne, son principal partenaire commercial. Ce sont deux éléments qui l'éloignent d'une politique entièrement russophile.
L'impressionnante manifestation de ce dimanche à Istanbul pour soutenir la «démocratie» en Turquie a montré le visage d'un régime autoritaire versant dans le culte du chef. Quelles relations pourrait-on imaginer à l'avenir entre d'une part les Etats européens et d'autre la Russie et la Turquie, qui sont les marches du continent?
Les manifestations de ce weekend sont évidemment inquiétantes car elles illustrent une forme de démocratie plébiscitaire où la majorité devient dictatoriale. Mais il faut aussi les remettre dans le contexte particulier du coup d'Etat qui a provoqué des centaines de morts et qui a été un coup très fort contre la démocratie turque. C'est ainsi la première fois que l'armée échoue dans sa prise de pouvoir. Le durcissement des rapports internes en Turquie n'est pas complètement inexplicable dans ce contexte. Dans un pays occidental - je pense à la France en 1961 confrontée à un coup d'Etat sur le sol algérien -, une telle situation aurait provoqué à mon avis des troubles similaires.
Sur la question des rapports entre Bruxelles, Ankara et Moscou, il y a des éléments de similitude car la Turquie et la Russie sont deux Etats avec lesquels l'Union européenne doit définir un partenariat dans le cadre de sa politique de voisinage. Dans le cas de Moscou, ce partenariat est compliqué à mettre en œuvre dans la mesure où la Russie a des ambitions sur les marches orientales de l'Union, tant vis-à-vis de l'Ukraine que des Etats baltes. Celles-ci font que le Kremlin est perçu comme un Etat non coopératif, voire menaçant et aujourd'hui, la relation européenne avec la Russie reste empreinte de méfiance.
Dans le cas d'Ankara, c'est un peu différent puisqu'on est dans le cas d'un pays qui se trouve depuis 2005 dans un processus d'intégration à l'Union européenne, à laquelle il est officiellement candidat. On voit bien que le régime d'Erdogan hésite aujourd'hui dans son orientation européenne. Les réflexions sur le rétablissement de la peine de mort, qui avait été supprimée en 2004 comme un signe de bonne volonté vis-à-vis de l'Union par cette même majorité de l'AKP, montrent les incertitudes du côté turc dans un contexte où les opinions publiques européennes sont peu favorables à l'entrée d'Ankara.
La grande question qui se pose aujourd'hui est de savoir si l'on adopte une position réaliste en abandonnant définitivement la politique d'entrée de la Turquie dans l'Union européenne ou si l'on maintient cette perspective, qui est aussi un moyen de pression pour que la Turquie maintienne une forme de libéralisme, notamment politique, et qu'elle ne revienne pas sur la libéralisation de sa société, constatée depuis une quinzaine d'années.