Courrier international - 27/10
En revendiquant de manière très émotionnelle l’héritage ottoman, le président turc s’est attiré l’ire de tous ses voisins, de l’Irak à la Bulgarie en passant par la Grèce. La politique de “zéro problème avec les voisins” (Komşularla Sıfır Sorun Politikası), érigée en doctrine par l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie depuis bientôt quinze ans, semble avoir vécu.
Dans une série de déclarations, le président Recep Erdogan a réussi à se mettre à dos pratiquement tous ses voisins. Et pour cause : le chef de l’Etat turc a remis en cause le traité de Lausanne de 1923 – fondateur de l’Etat turc moderne – et évoqué une géographie du “cœur”, très différente de la géographie politique de la région, dans laquelle les îles grecques, mais aussi des localités aussi éloignées que Mossoul, Alep et Kardjali, en Bulgarie, faisaient partie d’une même entité, l’Empire ottoman.
Dans un discours prononcé fin septembre devant des élus locaux à Istanbul, Recep Erdogan s’est tout d’abord attiré l’ire de la Grèce, parlant avec regret de la perte des îles de la mer Egée situées “à portée de voix” et qui abritent des “sanctuaires et des mosquées” turques. Des “déclarations sulfureuses” dont le dirigeant turc a “l’habitude”, a dénoncé sur Skai TV le ministre des Affaires étrangères d’Athènes, Nikos Xydakis. Les autorités grecques ont aussi fermement dénoncé la remise en cause du traité de Lausanne, un accord qui fixe les frontières de la Turquie moderne et est aujourd’hui considéré comme fondateur de la stabilité dans les Balkans.
Menace pour la stabilité régionale
Cela n’a pas empêché Recep Erdogan d’en remettre une couche deux semaines plus tard, à Rize, au bord de la mer Noire, où il a évoqué avec émotion ces “frontières du cœur” des Turcs. “On nous demande pourquoi on s’intéresse à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh [région disputée par Erevan et Bakou], aux Balkans et à l’Afrique du Nord. Mais ces pays ne nous sont pas étrangers. Comment faire la différence entre Rize et Batoumi [en Géorgie]. Comment évoquer Edirne sans parler de Thessalonique et Kardjali [en Bulgarie] ? Comment ne pas admettre que Gaziantep, Alep, Mardin, Syrte et Mossoul ne sont pas liés ? De Hatay au Maroc, vous trouverez les traces de nos ancêtres. C’est la même chose en Thrace [région à cheval entre la Turquie, la Grèce et la Bulgarie] et en Europe de l’Est.”
Piqués au vif, les Grecs ont été là aussi les premiers à réagir en dénonçant des propos “provocateurs et qui menacent la stabilité régionale”, selon le quotidien Kathimerini.
Les déplacés de l’Empire
En Bulgarie, les propos de Recep Erdogan ont également été très commentés, l’opposition regrettant que les autorités ne fassent pas preuve de la même fermeté que les voisins grecs. “Je ne suis pas en mesure de commenter les frontières du cœur de Monsieur Erdogan. En revanche, nous pourrions nous inquiéter de ce que ces dernières ne coïncident d’aucune manière avec celles de la République de Turquie”, a réagi le ministre des Affaires étrangères Daniel Mitov qui a demandé à ses services d’analyser “mot pour mot” les discours du président turc, écrit le journal en ligne Club Z de Sofia.
“Morceaux de notre âme”
Le président turc a donné encore du grain à moudre aux Bulgares le 23 octobre, lorsque, à Bursa, près de la frontière, il a prononcé un long speech où il a de nouveau rappelé l’héritage ottoman de la Turquie. “Aujourd’hui, lorsque nous parlons de la Syrie, de l’Irak, de la Crimée, de la Thrace occidentale et de la Bosnie, des gens nous regardent comme si nous étions des extra-terrestres. […] Mais pour nous, il ne s’agit pas d’autres mondes mais de morceaux de notre âme”, a-t-il lancé. Quelle mouche a piqué le président turc de remuer le passé de cette manière ? Pour les observateurs, ce discours, à la fois lyrique et nationaliste, s’explique par une volonté de ressouder une nation ébranlée par le putsch avorté d’août dernier.
Le quotidien grec Kathimerini rappelle que ces déclarations interviennent également dans un contexte où la Turquie veut peser de tout son poids dans la crise d’Alep, en Syrie, tout comme dans la campagne militaire de reprise de Mossoul, en Irak, qui sont aussi autant de “morceaux de l’âme turque” à en croire Recep Erdogan.
Alexandre Lévy