Cinergie.be - Février 2017
La rigueur et le souffle Un jeune homme joue du violoncelle. Sans cesse. Reprend et continue les mêmes séquences. La caméra est fixe, immobile, attentive. Elle ne met pas en avant les mains agiles. Elle ne se rapproche pas du visage tendu par l'effort et la concentration. Le plan est large, livré à notre regard. Il est long, moment prélevé au réel. Sevak se prépare pour un prestigieux concours international.
On le comprend peu à peu. Le film l'accompagne, ne se détourne jamais de lui, se tient pas à pas à ses côtés. Après Ici bas en 2006, après deux courts métrages seulement dont Y.U.L, qui sera allé jusqu'à la Mostra de Venise, Comes Chahbazian réalise son second documentaire qui lui aura donc pris plusieurs années. Mais à voir Rhythm & Intervals, la ténacité et la rigueur sont au cœur de ce travail de cinéaste. Et mènent à la grâce.
Dans un quotidien ascétique, Sévak travaille sans cesse. Son intérieur est nu, un frigo à peine entrevu où traîne quelques yaourts. Son monde se résume à cette chambre presque vide où il répète, à ses leçons de violoncelle. Pas de ville, pas de distractions. Le film ne le croise pas dans ses relations sociales. Juste un téléphone qui sonne de temps à autre, toujours sa mère de l'autre côté de l'appareil. Et seulement des conversations avec son professeur de musique ou son entraîneur. Car la seule échappée du jeune homme loin de son violoncelle et de cette vie monacale, est celle du ring de boxe, un autre art du mouvement et de la lutte. A l'inlassable répétitions des notes vient répondre la ténacité et la force physique. A l’habileté des mains sur les cordes, ceux du corps qui enrage, sue, frappe ou encaisse les coups. A la solitude du concertiste, celle du combat. La comparaison est simple, forte et les rimes visuelles, profondes. La narration évolue délicatement, prise dans ce faisceau de rimes et de résonances entre ces deux salles d’entraînement, ces deux professeurs, ces deux arts de la maîtrise et de l’endurance.
Le dépouillement ascétique de cette vie qui se joue toute entière dans la musique se raconte dans la grande rigueur des cadrages de Chahbazian et dans son parti pris narratif, de n'avancer qu'à travers de longs plans fixes tirés au cordeau. Sa caméra, frontale et têtue, impose sa temporalité. Elle construit des cadrages sur des décors vides ou neutres qui épurent encore la narration. Et elle fait face à son sujet pour tenir jusqu’au bout ce qui s’engage avec le spectateur. Car il est un moment, fragile, dans la longueur de ses séquences qui persiste où le temps se suspend et où la musique surgit.
Rarement on aura au cinéma scruter d'aussi près et avec autant de dépouillement l'effort, le travail, l'entraînement. Loin de tout spectaculaire, de toute effusion, avec une rigueur qui frôle elle aussi l'ascèse, Chahbazian se concentre sur la répétition, inlassable, et les lentes variations qui racontent l'évolution de son personnage vers la maîtrise. Mais s'il ne s'agissait que de maîtrise... L'épreuve de la musique est aussi celle de l'âme, comme le lui rappelle son professeur de violoncelle, « chaque note a le droit d'exister », la musique se respire et émane des émotions. Incessantes leçons de volonté et de dépassement, ce qui est en jeu est au-delà de la maîtrise et se situe quelque part dans l’oubli de soi. Alors le jeune homme se remet à l'ouvrage. Au final, quoi qu'il advienne de ce concours, l'homme finit par forcer l'admiration.
Et le second long métrage de Chahbazian aussi, qui trouve dans son sujet l'écho à ses propres questions, la force peut être de tenir lui aussi, malgré tout, à son sujet et à son art. Jusqu'à l'état de grâce d'un plan en contre-jour. Mais le film s’achève sur ces mains en gros plan, revenant à ce corps par quoi tout advient, à cette condition qu’il ne s'agit pas de quitter, non jamais, mais d’habiter et d’agir jusqu'à la grâce.
Anne Feuillère