Afrique Asie.fr - Par Philippe Tourelle - 28/11
Soucieux de ménager ses partenaires stratégiques turc et azerbaïdjanais, l’Etat Israël s’est toujours refusé à qualifier de génocide les massacres survenus en 1915 contre les Arméniens de l’Empire ottoman. Toutefois, une partie de la société civile s’inscrit en faux contre cette posture. C’est le cas de l’historien et spécialiste des génocides, Yaïr Auron.
Né en 1945, ce fils de rescapés de l’Holocauste a dirigé par le passé le service pédagogique du mémorial de Yad Vashem. Il vient de faire paraître en français une étude magistrale recoupée en deux parties. Il s’agit là de la version française, augmentée et mise à jour, d’un ouvrage paru en anglais vingt ans plus tôt.
Dans une première partie historique, il examine l’attitude de la communauté juive en Palestine ottomane, puis britannique (le Yishouv), et celle des dirigeants sionistes sur les massacres en cours dans une section nommée « la banalité de l’indifférence ». En guise d’introduction à son propos, l’auteur essaie de dégager des parallèles, autour de la notion de génocide, entre l’extermination des juifs et les massacres des Arméniens.
Par la suite, il s’intéresse à l’attitude de quelques figures du mouvement sioniste balbutiant face à la question arménienne, dans la foulée des massacres de 1894 – 1896 perpétrés sous le règne du Sultan Abdülhamid II et qui firent plusieurs centaines de milliers de morts. L’occasion de découvrir la figure oubliée du critique littéraire et journaliste français Bernard Lazare, héraut du « sionisme libertaire » et opposé à Theodor Herzl.
Yaïr Auron s’arrête sur les rares militants sionistes qui prirent fait et cause pour les Arméniens à commencer par les membres du réseau d’espionnage pro-anglais Nili et en particulier à un de ceux qui le dirigea, Avshalom Feinberg. Dans un de ses courriers, ce dernier se dit bouleversé du génocide des chrétiens arméniens par les Turcs de 1915 et il rédigea un rapport sur la question.
D’après Feinberg, si les juifs sont épargnés en 1915, ils le doivent à la protection des Etats-Unis qui sont encore un pays neutre. On apprend par la suite comment certains responsables sionistes caressèrent en 1917 le projet d’alliance arabo judéo arménienne pour faire face au danger turc, avec la bénédiction du diplomate britannique Sykes. Mais selon l’historien, rares furent les dirigeants de l’époque à se porter au secours des Arméniens, quand d’autres craignirent qu’un sort similaire ne s’abatte sur eux. Et de citer cette célèbre phrase prononcée par Hitler à ses généraux à la vielle de l’invasion de la Pologne : « qui se souvient du massacre des Arméniens ? ».
Dans la seconde partie (« la banalité du déni »), l’analyse porte sur le rapport qu’entretiennent l’Etat d’Israël et les Israéliens vis-à-vis du génocide arménien. Sujet difficile pour l’auteur s’il en, lorsqu’il assume non sans douleur l’emploi du terme « déni » pour qualifier la position actuelle d’un Etat qui s’est pourtant construit sur les décombres d’un génocide. Et l’on va voir que selon l’idée qu’ »un Juif vivant est plus important pour nous qu’un Arménien mort » (page 250), l’Etat d’Israël et les lobbyistes juifs américains auprès du Congrès des Etats-Unis, ont joué un rôle significatif pour ne pas froisser la Turquie et l’Azerbaïdjan, partenaires stratégiques s’il en est, et dont les relations demeurent au beau fixe.
Plus récemment en 2015-2016 les députés de la Knesset, n’ont pas pu faire aboutir la reconnaissance du génocide arménien qui a renvoyé ce sujet à une décision du Comité de l’éducation. Ce dernier était d’avis que cette question soit mise en avant mais, le ministère des Affaires étrangères en a décidé autrement. Il faut saluer ici la parution de cet ouvrage* courageux et lucide, écrit par un partisan convaincu d’une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens.
Au-delà de la rigueur de l’analyse, Yaïr Auron est animé d’une profonde empathie pour tous les peuples victimes de persécution et d’un sincère sentiment de révolte envers la politique amorale de non reconnaissance du génocide des Arméniens menée par Israël. Signe fort, il s’intéresse par ailleurs à la position des plus ambigües de Tel-Aviv au cours du conflit yougoslave et du génocide rwandais. Humaniste, Yaïr Auron met les pieds dans le plat, en dénonçant l’attitude de son pays qui trop longtemps durant a sacrifié ses valeurs sur l’autel de la realpolitik.
Yaïr Auron, Israël et le génocide des Arméniens, éd. Sigest 312p. 19,95€