cafebabel - Par Ivo Alho Cabral/ traduction Marie Eyquem/ photo Pablo Garrigós - 05/03
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Le Haut-Karabagh, région enclavée du Caucase du Sud autrefois soviétique, lutte pour son indépendance depuis près de 25 ans contre l'Azerbaïdjan. Bien qu'un cessez-le-feu permanent ait mis fin à la guerre, de violents affrontements ont encore lieu aujourd'hui. Pablo Garrigós, photojournaliste espagnol, a traversé la région montagneuse et nous raconte l'histoire des jeunes qui y vivent.
Le Haut-Karabagh se trouve dans une impasse, après 6 ans de guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan qui se disputent cette région. La guerre s'est achevée en 1994 avec un cessez-le-feu permanent, mais aucun des deux pays n'a accepté de signer un traité de paix et depuis, la situation ne s'est pas améliorée. La fin des hostilités, établie par un accord afin d'éviter de prolonger le bain de sang, n'a d'ailleurs pas été complètement respectée. Les deux camps ont signalé des violations du cessez-le-feu qui perdurent encore aujourd'hui, près de 25 ans après la fin de la guerre. Ni guerre ni paix
Près de 30 000 personnes ont péri dans cette guerre enclenchée en 1988 pour la souveraineté de ce no man's land, indique la BBC, et le bilan des morts ne cesse d'augmenter. Aujourd'hui, c'est la République d'Artsakh (le nouveau nom du Haut-Karabagh) qui gouverne la région dans les faits, mais aucun membre des Nations Unies ne la reconnaît en tant que pays. Par conséquent, le Haut-Karabagh n'est ni en guerre ni en paix.
Les habitants ressentent le climat de tensions au quotidien: la chaîne Primetime TV est monopolisée par des émissions militaires, et un patriotisme sous-jacent caractérise nombre de films, chansons et pièces de théâtre. La non-reconnaissance de la région est un problème de tous les jours pour les habitants, qui subissent directement et quotidiennement les inconvénients d'un territoire dont la souveraineté est contestée.
Le passeport artsakhtsi n'est en effet accepté dans pratiquement aucun pays. La plupart des habitants détiennent donc un passeport arménien, Etat avec lequel le Haut-Karabagh a des liens culturels étroits. Sans ce passeport, ils ne pourraient pas voyager hors de cette région trois fois plus petite que la Belgique.
Actuellement, 150 000 personnes y vivent, "coincées" dans une région constituée de petits villages dissimulés par de hautes montagnes qui peuvent atteindre 3 000 mètres d'altitude. Les montagnes y sont tellement nombreuses qu'elles sont considérées comme un symbole du territoire. La république oubliée en photo
Pablo Garrigós, jeune photojournaliste, s'est rendu dans la république oubliée pour découvrir comment les jeunes vivent dans un territoire revendiqué par deux nations.
Il y est allé pour la première fois il y a plusieurs années en tant qu'observateur dans le cadre des élections parlementaires de 2015. Pour s'y rendre, il a d'abord pris l'avion jusqu'à Erevan, la capitale arménienne, avant de circuler en bus pendant plus de six heures sur les routes sinueuses des chaînes de montagnes caucasiennes. Stepanakert, la capitale de la République d'Artsakh, possède pourtant un aéroport, mais l'Azerbaïdjan empêche tout atterrissage de vols commerciaux pour des raisons dites de sécurité.
Depuis, Garrigós est retourné plusieurs fois dans la région pour y poursuivre ses investigations sur le quotidien des jeunes dans les villages de ce territoire montagneux. Au fil des ans, au milieu de cette guerre gelée, le photographe a immortalisé les étapes majeures de la vie de ces jeunes "prisonniers" de leur région.
"Un reportage sur un conflit prend sens quand on voit l'évolution de la vie des habitants", explique Garrigós. "Certains se sont mariés, d'autres ont monté leur entreprise..." En voyant les événements se dérouler sous ses yeux, l'Espagnol s'est dit qu'il fallait absolument montrer au reste du monde l'aspect humain de ce conflit gelé. Les jeunes de la région sont les citoyens de demain qui oeuvreront potentiellement pour la paix. Pourtant, leurs vies sont souvent suspendues aux constantes violations du cessez-le-feu qui freinent leur avancée.
"C'est un conflit paralysé", déclare Garrigós après avoir exposé son travail pendant trois mois l'année dernière à Bruxelles, son reportage étant difficile à vendre aux médias. "On commence à vivre pour son pays et non pour soi" En avril 2016, des attaques sporadiques en provenance des deux camps ont conduit à un sérieux affrontement de quatre jours.
Grigor, un professeur en maçonnerie âgé de 25 ans, fait partie des jeunes sommés de tout laisser derrière eux pour prendre les armes. Après avoir été formé en France grâce à une organisation franco-arménienne, Grigor est rentré dans son pays pour y ouvrir une auberge de jeunesse dans une maison qu'il avait achetée. Mais être entrepreneur dans une région instable sujette à des débordements violents reste difficile. "Quand on va au front, on n'a pas le temps de réfléchir à ce que l'on a laissé derrière soi. Le premier jour, on se demande si on va survivre. Le deuxième jour, on se rend compte qu'on aurait pu mourir la veille. Le troisième jour, on n'a plus la même mentalité : on commence à vivre pour son pays et non pour soi", a déclaré Grigor au photographe espagnol.
La vie sociale dans la monotone campagne enclavée de l'Artsakh remet d'anciens passe-temps au goût du jour : "Les gens flânent sur les places publiques et se baladent dans leur petit village", explique Garrigós. Mais l'ambiance n'est pas à la fête pour autant. "On ne peut pas être dans la rue après minuit sans que cela n'éveille les soupçons", précise le jeune photographe.
Quelle échappatoire possible face à la lourdeur du quotidien? Le théâtre, réelle porte de sortie dans laquelle se sont retrouvés de nombreux jeunes Artsakhtsi : "Les pièces de théâtre sont un bon moyen de divertir aussi bien la société civile que les militaires. C'est également un outil pratique d'incitation au patriotisme.", révèle Garrigós. Mais se lancer dans une activité à long terme est illusoire, étant donné l'instabilité de la région. Au cours du même affrontement en avril 2016, des acteurs de la troupe du plus grand théâtre du Karabagh ont dû partir du jour au lendemain, tout comme Grigor qui a dû renoncer à son projet d'auberge de jeunesse. Le directrice du théâtre, qui n'a pas révélé son nom au jeune photographe, affirme qu'elle n'était pas préparée à cette atmosphère : "Je ressens les conséquences de la guerre, et on peut voir que le conflit est loin d'être achevé."
Malgré l'incertitude liée à la vie dans un territoire que deux camps se disputent, cette situation "ne doit pas nous empêcher de vivre [ici]. Franchement, j'appartiens à une famille nombreuse et nous avons l'intention de rester ici encore longtemps. Nous avons construit de grandes maisons. Et nous n'arrêtons pas les pièces de théâtre, malgré la guerre qui continue " a-t-elle déclaré à Garrigós.
Bien que l'agriculture soit la principale activité de l'Artsakh, avec quelques mines de cuivre et d'or, de nombreux jeunes décident d'aller à contre-courant et d'étudier à l'Université du Haut-Karabagh (désormais connue sous le nom d'Université de l'Artsakh). Nana, 26 ans, en fait partie. Elle étudiait auparavant les sciences politiques à Erevan, mais sa vie a été bouleversée lorsque le ministre de l'éducation de l'Artsakh lui a demandé de revenir au pays pour y finir ses études. Elle est maintenant la deuxième femme de la région à avoir entrepris un doctorat en sciences politiques. Lors de son entretien avec Garrigós, elle a exprimé un sens aigu des responsabilités envers sa patrie. "Je crois que je peux faire beaucoup plus pour mon pays et être plus efficace qu'à Erevan. De plus, rien n'est plus important à mes yeux que d'aider mon pays et il n'y a pas de meilleur endroit qu'ici pour le faire.", a-t-elle expliqué. “Je dois continuer à vivre"
Résoudre le conflit ne sera pas aisé, mais les jeunes Artsaktsi sont bien décidés à continuer à travailler sur leurs projets à long terme. "Avoir foi en un avenir incertain est admirable, car les problèmes ne seront pas résolus facilement.", explique Garrigós.
La jeunesse du Haut-Karabagh est consciente des obstacles qui se trouvent sur le chemin vers la paix. Et même s'ils y parviennent, les jeunes interrogés par le photographe ont précisé qu'il leur faudrait au moins 50 ans avant de pouvoir vivre en harmonie avec l'Azerbaïdjan. Les gouvernements arménien et azerbaïdjanais ont tous deux déclaré qu'eux aussi veulent la paix, mais que leurs conditions sont incompatibles.
Le gouvernement arménien soutient l'indépendance du territoire qui est l'objet du conflit, celui-ci étant habité par une majorité d'Arméniens. L'Azerbaïdjan, quant à lui, considère que la solution consiste à créer une sorte de "région autonome" sur le sol azerbaïdjanais. Jusqu'ici, personne n'a réussi à faire évoluer ces conditions. Pas même le Groupe de Minsk, une organisation internationale de négociation mise en place pour la médiation entre les deux pays, co-présidée par les ambassadeurs de Russie, de France et des Etats-Unis.
D'après Diogo Pinto, directeur des Amis Européens de l'Arménie, "il est possible de trouver une solution". Mais pour ce faire, dit-il, l'Azerbaïdjan doit cesser d'agiter la menace militaire. "Quelle négociation est possible quand les Arméniens ont peur de disparaître complètement ? " Pinto, qui est en faveur de l'Arménie, ne pense pas que la création d'une "région autonome" au sein de l'Azerbaïdjan soit une solution. "C'est précisément la raison pour laquelle les gens se sont battus : ne pas être sous la coupe de l'Azerbaïdjan. Aujourd'hui, 25 ans après, ils sont plus déterminés que jamais à ne pas céder... La jeune génération est née dans une région en quelque sorte indépendante, ils ont grandi dans ce contexte."
Hikmat Hajiyev, porte-parole du ministère des affaires étrangères azerbaïdjanais, insiste sur le fait que le gouvernement souhaite la paix. "Cela changerait la donne pour le Caucase", dit-il, ajoutant que "la paix et la coopération régionale profiteraient à l'Arménie, les jeunes passent leur temps dans les tranchées." Hajiyev préconise un échange constructif entre les deux camps, qui reposerait sur la confiance et permettrait une coopération régionale à developper dans la zone du Caucase dans le but de parvenir à une "prospérité partagée".
En l'état actuel des choses, la paix est une lueur vacillante au bout d'un tunnel long et tortueux. Pour pouvoir atteindre cette lumière, les jeunes devront s'y consacrer délicatement.
Quant au photographe espagnol Garrigós, il va continuer à voyager dans la région pour raconter l'évolution de ses sujets. Sa prochaine visite est prévue pour 2019, année qui marquera les 25 ans du cessez-le-feu. Malgré ses allées et venues dans une zone de guerre, il affirme ne pas être courageux : "Les locaux vivent dans cette situation difficile au quotidien. En tant qu'Européen, si un vrai conflit éclate, les soldats m'emmèneront en lieu sûr, à Erevan ."
Auteur : Ivo Alho Cabral
Traducteur : Marie Eyquem