France-Culture-Magazine de la rédaction signé Marie-Pierre Vérot (Crédit photo Marie-Pierre Vérot /Radio France) - 08/06/2018.

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Il y a tout juste un mois, c'est un pays en liesse qui célèbre l'élection de Nikol Pachinian au poste de Premier ministre. En trois semaines de mobilisations pacifiques, il a réussi à transformer la colère contre un régime corrompu en espoir de changement. Mais les défis sont immenses

 

Le 8 mai 2018 à la mi-journée, une immense clameur monte de la place de la République à Erevan, en Arménie. Les cris de victoire résonnent, on s'embrasse, on danse, on chante, on rit, on pleure de joie, précisent les manifestants aux yeux humides. Sur les deux écrans géants qui retransmettent le résultat du vote au Parlement, la victoire de Nikol Pachinian vient de s'inscrire. En à peine plus d'un mois, l'opposant député, l'ancien journaliste de 42 ans au visage souriant est devenu Premier ministre d'Arménie, acclamé par tout un peuple.

Une révolution de velours

Ce sont des dizaines de milliers de personnes qui, une fois de plus ce mardi 8 mai, sont venues se rassembler à son appel. Mais cette fois, il ne s'agit plus de faire pression sur un pouvoir corrompu et honni pour qu'il lâche enfin les rênes, mais bien de célébrer la victoire enfin arrachée après des semaines de mobilisations pacifiques et joyeuses. C'est bien le plus frappant dans ce changement de pouvoir dans l'ancienne république soviétique. On l'a assez répété, ce fut une révolution de velours. Pas un coup de feu tiré, pas une vitre cassée, même pas un papier gras par terre lors de ces rassemblements quotidiens de dizaines de milliers d'Arméniens.

Face aux policiers, à l'appel de leur "leader", Nikol Pachinian, les manifestants lèvent les mains en signe de paix, ils fraternisent. Face au blocage de l'Assemblée qui, une semaine plus tôt a sèchement rejeté la candidature de Pachinian malgré des manifestations monstres dans tout le pays, ils organisent, toujours à l'appel de Pachinian, un blocus pacifique de l'Arménie. Les usines sont à l'arrêt, les écoles et bureaux fermés, l'aéroport paralysé, on pique-nique sur les routes. Cette obstination souriante avait déjà eu raison de Serge Sarkissian, l'ancien président qui voulait continuer au pouvoir comme Premier ministre, contraint à la démission en avril. Elle convaincra en mai son parti républicain qui domine le Parlement à permettre l'investiture de Nikol Pachinian. 

Paix et pureté contre la corruption

L'accord avait été donné dans la semaine, alors ce 8 mai, avant même l'annonce officielle, la joie est sur tous les visages. On vient faire la fête dans une ambiance de kermesse, ballons, colombes, groupes folkloriques venus de province... La plupart arborent un tee shirt blanc à l'effigie de Nikol Pachinian, blanc, il l'a demandé, en signe de paix, en signe aussi de pureté pour toute cette corruption qu'il va falloir maintenant éradiquer. Et cette fête a des airs de célébration de victoire. Comme si l'Arménie sortait de la guerre. "Nous sommes une nation libre et indépendante", s'exclame un jeune au milieu d'une foule hérissée de drapeaux. C'est comme un rêve qui n'en finit pas, s'enthousiasme un autre manifestant.

Les parents ont amené leurs enfants "pour qu'ils voient et comprennent qu'ils vont vivre dans un nouveau pays, démocratique et libre", insiste une mère de famille. "C'est comme si nous sortions de prison, une immense prison", constate un enseignant. "L'ère de la justice est arrivée", proclame un autre manifestant revenu tout exprès de Russie où il s'était exilé. "C'est aujourd'hui que prend réellement fin l'ère soviétique, nous dit un autre. C'est une Arménie nouvelle qui est née, vraiment démocratique." On se salue aux cris de "bienvenue dans la nouvelle Arménie !".

La haine devient une énergie positive

"Je n'aurais jamais cru vivre un jour pareil !", s'exclame ému un vétéran de la guerre du Karabakh tout bardé de médailles. Quand les jeunes venus en masse et fer de lance de ce mouvement, répètent qu'il faudra désormais compter avec eux et qu'ils sont les dépositaires de cette révolution. "Nous avons réussi en quelques jours ce que nos parents n'avaient pas réussi à faire en 10 ans", s'exclame une étudiante désormais décidée à rester en Arménie pur reconstruire son pays. Pachinian a su transformer la haine du régime en énergie positive.   Cette génération, nous explique le professeur Zaren Harouthunyan, de l'université d'Etat de Erevan, est née après l'occupation soviétique. Elle n'a pas nos peurs. En plus, Nikol Pachinian a adopté une nouvelle tactique. Il a appelé à ne pas affronter les forces de l'ordre, à reculer, à se montrer pacifique.

Une révolution "d'amour"

Tactique qui a réussi. Ces Arméniens, ils sont comme émerveillés d'eux-mêmes, d'avoir réussi l'impensable. Ils sourient et n'en reviennent pas de tous ces visages souriants. Cette révolution "d'amour", nous disent-ils, a transformé les gens. Une société apathique, pessimiste, triste déborde aujourd'hui d'allégresse au point de se vouloir un modèle pour les autres. Un modèle de révolution de velours, de démocratie mais cette génération se sent aussi responsable, dépositaire de cette révolution. C'est un des messages martelés par Nikol Pachinian, qui se présente comme le candidat du peuple : "chacun de vous, dit-il, a la responsabilité de faire vivre cette révolution. C'est ensemble que nous réussirons."

Défis immenses

La tâche est immense dans ce petit pays cerné de voisins peu accommodants, en guerre avec l’Azerbaïdjan, sous étroite surveillance de Moscou. L'Arménie est un pays pauvre, très pauvre, sans ressources, où le chômage galope, et gangrené par la corruption. Il faut redresser l'Arménie, en s'attaquant en premier lieu aux monopoles, aux liens incestueux entre business et pouvoir, à cette corruption qui vous prend du bas en haut de l'échelle, le nouveau Premier ministre a promis de s'y attaquer. Une corruption qui est celle du gouvernement et des oligarques qui lui en sont proches et sont aussi députés. Mais les pots de vins, les passe-droits constituent aussi le quotidien des Arméniens, que ce soit dans leurs études comme nous l'explique Anahit Mesropian, professeur de français à l'université d'Erevan, chez le médecin, dans les relations avec la police ou la justice, à tous les niveaux de la fonction publique.

Appel à la diaspora

Changer les pratiques est donc la priorité du nouveau Premier ministre qui a insisté sur ce défi lors de son discours d'investiture au Parlement. L'un de ses proches, Serge Varaksisserian, nous explique comment il espère assainir l'Etat : changer les hommes mais avant tout les mauvaises habitudes, instaurer le règne de la loi. Car l'Arménie manque de capital humain. Elle attend beaucoup de sa diaspora à l'intention de laquelle les appels se multiplient. Pour financer cette reconstruction d'une nouvelle Arménie mais aussi pour apporter son expérience, son intelligence, sa force de travail. Ce sont toutes les pratiques commerciales qui sont à revoir, les monopoles à abattre, les liens incestueux entre le monde politique et celui des affaires à trancher... Sans oublier ces multiples tracasseries administratives qui entravent le développement des PME-PMI.

Albert Taroyan a fondé il y a 20 ans une imprimerie dans les faubourgs de la capitale. Cet ancien ingénieur en a fait une entreprise haut de gamme, qui rafle des prix d'innovation, spécialisée dans les impressions sécurisées, des passeports aux étiquettes de protection des marques, aux vignettes fiscales, des étiquettes certifiées aussi pour les grandes marques de sodas... Une imprimerie où tout est fabriqué de A à Z, depuis les hologrammes jusqu'au produit fini avec des technologies de pointe, notamment dans la métallisation sous vide ou la création de codes de sécurité inviolables.

L'imprimerie d'Albert Taroyan, haut de gamme, ne tourne qu'à 5% de ses capacités• Crédits : Marie-Pierre Vérot - Radio France Mais l'imprimerie ne tourne qu'à 5% de ses capacités. L'environnement économique est défavorable. Les monopoles détenus par les oligarques proches du pouvoir étouffent toute concurrence, les services des douanes et la police fiscale inventent chaque jour de nouvelles règles et il faut toujours payer davantage de taxes qui finissent rarement dans les caisses de l'Etat. 

L'économie est flageolante, le pays très endetté, avec un tiers de sa population vivant dans la pauvreté, au moins autant au chômage... Sans ressources, dépendante des importations russes notamment, l'Arménie est en outre dans un environnement géopolitique compliqué. Deux de ses frontières sont fermées, celle avec la Turquie et celle avec l'Azerbaïdjan en raison du conflit sur le Haut Karabakh. Elle est dépendante de la Russie, soucieuse de garder le contrôle sur son arrière-cour, ces anciennes républiques soviétiques. 

Le nouveau Premier ministre va devoir faire ses preuves

Rien de tout cela ne se résoudra rapidement et les attentes de la population sont énormes. Le défi de Nikol Pachinian, en butte à un Parlement hostile sera de parvenir à faire passer des lois pour changer ce paysage. Le Parti républicain, qui détient tous les pouvoirs dans les régions comme dans la capitale, pourrait bien entraver sa réussite pour ne pas trop perdre lors des prochaines élections. Il a déjà réussi à lui faire repousser d'un an la date d'un scrutin qui, s'il se tenait aujourd'hui, laminerait le parti au profit des forces de Nikol Pachinian.

Un Premier ministre qui a brillamment réussi dans l'opposition mais devra maintenant faire ses preuves aux commandes alors que les gens qui l'entourent manquent cruellement de l'expérience politique dont leurs ennemis ne sont pas dépourvus. La situation est délicate, nous explique Alexander Iskandarian de l'Institut du Caucase. Il faudra forcément composer avec les oligarques qui tiennent le pays. Autant de défis internes et externes que Nikol Pachinian a entrepris de relever.

Il a la force des espoirs qu'il porte, celle de la confiance que la population lui donne et qu'il compte entretenir en communiquant en permanence sur son action afin de pouvoir mobiliser de nouveau, si besoin pour faire adopter ses mesures au Parlement. Le temps joue cependant contre lui.  Il va lui falloir très vite apporter une amélioration au quotidien.

Pour que cette exclamation de Serj Tankian, le musicien venu des Etats-Unis pour célébrer le sacre de Nikol Pachinian résonne encore longtemps. Le 7 mai, à la veille de l'élection du nouveau Premier ministre, il était en effet venu féliciter les manifestants et leur lancer : Le monde nous a connus jusqu'ici à cause du génocide, de la guerre, du tremblement de terre et maintenant tout d'un coup on nous connaît pour autre chose! Maintenant le monde entier vous regarde comme un exemple de révolution réussie, pacifique, joyeuse.