France Info - Grégoire Lecalot, Sébastien Baer - 17/07/18

Cent ans après la Première guerre mondiale, franceinfo raconte les événements clés de 1914-1918 comme s'ils venaient de se passer. Aujourd'hui, "Le génocide arménien".

Ecouter le reportage (07'52) : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/france-info-y-etait/1914-1918-franceinfo-y-etait-25-juillet-1915-le-genocide-armenien_2854393.html

Nous sommes le 25 juillet 1915. Un "crime contre l’humanité", une expression employée il y a quelques mois à propos des Arméniens de Turquie. Eh bien il semble que ces sinistres mots aient trouvé leur traduction dans la réalité. Les Turcs auraient décidé d’en finir avec la fameuse "question arménienne" dont on parle depuis trente ans, mais cette fois le sultan, ses ministres et le mouvement des Jeunes-Turcs auraient franchi un pas de plus dans l’horreur. Les récits qui nous parviennent d’Anatolie depuis quelques jours font état d’un véritable génocide.

Sébastien Baer, vous avez pu atteindre la ville de Mersivan, à environ 500 kilomètres à l’est d’Ankara…

Ce sont de véritables rafles menées par ce que l’on pourrait appeler "des escadrons de la mort" qui ont eu lieu ici ces dernières heures… Les miliciens sont venus chercher dans leurs maisons, dans les champs des hommes vêtus de haillons, les arrachant à leur vie quotidienne.

Parfois, ceux-ci ont été massacrés sur place, souvent à coups de hache, ou pendus à des potences montées en toute hâte… Les femmes et les enfants ont été contraints d’effectuer de longues marches, pendant dix, vingt, trente jours, sous des températures accablantes. J’ai pu compter 500, et même 1 000 hommes dans les convois… Des témoins rapportent que certains cortèges dépassaient parfois les 2 000 hommes…

Ces marches furent terribles, éreintantes… Beaucoup d’Arméniens ont succombé à l’épuisement, au typhus, ou sont morts de soifs sur le parcours. Les villageois avaient l’interdiction absolue de venir en aide à ces déportés. J’ai pu voir certains déportés affamés ramasser de l’herbe sur le bord de la route pour apaiser un peu leur estomac… Très peu en ont réchappé. Ceux qui étaient jugés faibles et qui ralentissaient la progression des convois ont été exécutés froidement. Pour vous dire la brutalité, l’horreur de ces marches, une caravane est ainsi partie avec 18  000  personnes de la province de Sivas. Seules 500 d’entre elles sont arrivées vivantes à Alep.

Cette extermination, ce génocide a été minutieusement réfléchi, pensé. Ce qui a fait dire au consul américain qu’il s’agit là du "massacre le mieux organisé et le mieux réussi".

On a entendu évoquer des exactions. En avez-vous vu ?

Les femmes et les enfants ont été traités avec la même barbarie que les hommes… Ils ont été raflés eux aussi par les escadrons de la mort… Par exemple, des habitants des villages de Perkemig et Oulache, situés à quelques kilomètres de là où je me trouve, rapportent que plus de 400 enfants de 2 à 5 ans ont été empoisonnés. La barbarie ne connaît aucune limite, les miliciens ont même pris un malin plaisir à ce jeu de massacre… Des adolescents âgés d’une quinzaine d’années à peine, des gamins pour la plupart, ont été jetés dans l’Euphrate. Beaucoup se sont noyés, les autres ont été abattus à coups de fusil depuis les berges… On ne leur a laissé aucune chance. Pendant des semaines, les riverains ont vu les eaux de l’Euphrate charrier des corps en décomposition qui ont été dévorés par des chiens errants…

Quant aux femmes, les plus jeunes et les plus jolies ont été violées, avant d’être vendues dans les villages… Celles qui ont accouché sur le chemin ont dû abandonner leur enfant. Certaines sont mortes d’hémorragie, faute de soins… Pour espérer un sursis, vivre un peu plus longtemps que les autres, des femmes ont été contraintes de se convertir à l’islam. Et vous vous en doutez, bien souvent, ce sursis ne durait que quelques jours…

N’avaient-ils aucune chance d’en réchapper ?

Vous savez, les hommes qui encadrent les convois sont sans scrupule, sans état d’âme… C’est pour cette raison qu’ils ont été recrutés par le comité Union et Progrès, qui rassemble des nationalistes turcs… Il y a dans leur rang de nombreux repris de justice qui se nomment, entre eux, "troupes de l’organisation spéciale"… Leur point commun ? Vouloir créer une nation racialement homogène. Pour eux, leur pays est le foyer national exclusif du peuple turc, et personne d’autre n’a le droit d’y vivre. Ils n’ont donc laissé aucune chance à ces hommes à ces femmes, à ces enfants.

Quand on les interroge, les tortionnaires répondent simplement qu’ils ne font qu’exécuter les ordres. Ces Jeunes-Turcs étaient d’autant plus motivés qu’ils ont reçu la bénédiction du ministre turc de l’Intérieur en personne, qui leur a adressé un télégramme dont le contenu est édifiant… Jugez plutôt : "Il faut mettre fin à leur existence [les Arméniens], les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici."