La Revue des Deux Mondes

Ce qui se joue dans cette région montagneuse du Caucase ne peut se comprendre qu’en revenant à l’origine du conflit. Il ne s’agit pas d’une aventure « séparatiste » et donc enfreignant le cadre légal juridictionnel. Le Haut-Karabakh, territoire dont nul ne discute la continuité arménienne depuis l’Antiquité, avait été rattaché en 1923 à la République socialiste d’Azerbaïdjan avec le statut d’oblast autonome. De par la Constitution soviétique, ce statut lui donnait le droit de demander démocratiquement son rattachement à l’Arménie.

 L’édito de Valérie Toranian, directrice de la Revue des Deux Mondes

llustration : Civils arméniens ayant fui les combats et actuellement réfugiés à Stepanakert, plus grande ville du Haut-Karabakh (©Max Sivaslian, photoreporter pour Armenews).

C’est donc la guerre. Depuis dimanche 27 septembre, l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie, bombarde les Arméniens de la République d’Artsakh, République autonome du Haut-Karabakh, peuplée majoritairement d’Arméniens, ayant proclamé son indépendance en 1991. Bakou a lancé ses chars et aurait déjà progressé de trois kilomètres sur une bande de trente kilomètres environ. Côté arménien on déplore une soixantaine de militaires morts jusqu’à présent. Sans parler des civils qui fuient les zones de combat. La suprématie militaire de l’Azerbaïdjan dans ce conflit est indéniable : du simple au double en ce qui concerne l’aviation et les véhicules blindés.

Erdogan a promis un « soutien total du peuple turc à ses frères azerbaïdjanais ». « Avec tous nos moyens », a-t-il précisé sur Twitter. Parmi ces « moyens » l’envoi de mercenaires syriens islamistes payés par l’État turc, unis sous la bannière de l’ANS (Armée nationale syrienne). Ceux-là même qu’Erdogan avait envoyés à la rescousse de Faïez Sarraj, chef du gouvernement de Tripoli pour repousser Haftar, chef de l’Armée nationale en Libye. Ceux-là même qui avaient pourchassé les Kurdes en Syrie : le 15 septembre 2020, un rapport des enquêteurs de la Commission indépendante internationale sur la Syrie dans le cadre de l’ONU, a dénoncé leurs exactions contre les populations kurdes : tortures, viols, assassinats, pillages systématiques, rackets, déplacements forcés, appropriations forcées de propriétés civiles, détentions arbitraires et enlèvements… On peut sans peine imaginer ce qui se produira lorsqu’ils pénètreront en territoire arménien.

« Ce qui se joue dans cette région montagneuse du Caucase ne peut se comprendre qu’en revenant à l’origine du conflit. Il ne s’agit pas d’une aventure « séparatiste » et donc enfreignant le cadre légal juridictionnel. »

Erdogan fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait. Comme Hitler. Il ne cache pas son ambition de restaurer la grandeur turque. Celle de l’empire ottoman. Jusqu’à la Libye. Jusqu’à la Grèce dont il n’hésite pas à violer les eaux territoriales pour tenter de s’approprier les réserves de gaz. Tant qu’on ne l’arrête pas, il avance. Le conflit qui oppose depuis trente ans Arméniens et Azéris sur la question du Haut-Karabakh est aussi « son » conflit, sa cause, sa mission sacrée. Pour la Turquie (et cela bien avant l’arrivée d’Erdogan), l’Azerbaïdjan est plus qu’un peuple frère turcophone. « Iki devlet, bir Millet » ont l’habitude de dire Bakou et Ankara : « Deux États, une nation ».

Ce qui se joue dans cette région montagneuse du Caucase ne peut se comprendre qu’en revenant à l’origine du conflit. Il ne s’agit pas d’une aventure « séparatiste » et donc enfreignant le cadre légal juridictionnel. Le Haut-Karabakh, territoire dont nul ne discute la continuité arménienne depuis l’Antiquité, avait été rattaché en 1923 à la République socialiste d’Azerbaïdjan avec le statut d’oblast autonome. De par la Constitution soviétique, ce statut lui donnait le droit de demander démocratiquement son rattachement à l’Arménie. Ce que fit le parlement de la région autonome en 1988, à la faveur de la perestroïka. Il faut dire que pendant plus de cinquante ans, les Arméniens du Karabakh avaient été traités par les Azerbaïdjanais comme des citoyens de seconde zone, leur région ne bénéficiait d’aucun plan de développement économique, sans parler de l’impossibilité de pratiquer leur langue et leur culture. De grandes manifestations pacifiques eurent lieu, demandant ce rattachement conforme à la loi soviétique. Un affront insupportable pour les Azerbaïdjanais.

En février 1988, à Soumgaït, puis en 1990 à Bakou, des unités en civils se déchaînent contre les Arméniens. Plus de deux cents maisons incendiées, des dizaines de magasins pillés, des centaines d’innocents traînés dans les rues, battus. D’autres torturés. Certains brûlés vifs. Les massacres à Soumgaït dureront trois jours et trois nuits. Trois Nuits de cristal. Sylvie Kaufmann écrit dans Le Monde : « On parle désormais de “pogrom” pour qualifier les atrocités de Soumgaït, en Azerbaïdjan, où des gangs d’Azéris sont tombés à bras raccourcis sur les membres de la communauté arménienne fin février. Au point que le bilan officiel de trente-deux morts paraît dérisoire ». Effectivement le bilan fut beaucoup plus lourd.

À propos des exactions qui eurent lieu en janvier 1990 à Bakou, voici ce qu’on peut lire dans un document de l’ONU* : « Pendant 5 jours, en janvier 1990 à Bakou, capitale d’Azerbaïdjan, on a tué, torturé, pillé, humilié les représentants de la communauté arménienne. Les femmes enceintes et les enfants étaient agressés, les fillettes violées sous les yeux de leurs parents ; sur le dos de leurs victimes, les massacreurs gravaient au fer rouge la croix chrétienne. Les gens étaient poursuivis simplement pour leur foi chrétienne. »

« Le conflit du Karabakh, c’est l’histoire d’un nettoyage ethnique raté. »

À la suite de quoi, les Arméniens du Haut-Karabakh décidèrent d’assurer leur défense. Au début avec des pétoires et des fourches. Puis rapidement aidés par les unités de la République arménienne voisine, pourtant exsangue suite au tremblement de terre de 1988. C’est ce que ne leur pardonnent pas l’Azerbaïdjan et la Turquie : avoir résisté plutôt que de s’être laissé égorger sans rien dire. Dans la bonne tradition du dhimmi chrétien en terre d’islam, ce que fut le statut des Arméniens dans l’empire ottoman. Les Arméniens ont payé cher en 1915 : 1 500 000 victimes lors du génocide perpétré par la Turquie. Le discours idéologique nationaliste panturc n’a jamais cessé depuis. Et la coalition islamo-nationaliste d’Erdogan a repris le flambeau de ce discours xénophobe anti-kurde, anti-arménien, anti-grec, sans vergogne ni complexe. Qui peut reprocher aux Arméniens de se méfier ? De se défendre ?

En 1994, après plusieurs années d’une guerre qui fit trente mille victimes, face à une armée azerbaïdjanaise bien supérieure, les forces arméniennes ont remporté une vraie victoire. Elles contrôlent non seulement le Karabakh mais aussi la bande de territoire azerbaïdjanais qui sépare le Karabakh de l’Arménie, assurant ainsi son désenclavement et son rattachement de facto. Depuis, des négociations ont été menées mais n’ont jamais abouti. On demande aux Arméniens de restituer ces territoires non arméniens, occupés illégalement. Ce qu’ils veulent bien faire à condition que le statut du Haut-Karabakh soit garanti. Ce que l’Azerbaïdjan refuse. Pas de paix possible. Juste un statu quo. Dans les conflits modernes, il ne s’agit plus tant de gagner les guerres que de ne pas les perdre. C’est ce que les Arméniens ont fait, garantissant leur sécurité. Le conflit du Karabakh, c’est l’histoire d’un nettoyage ethnique raté.

« Les officiels turcs et azéris ne cessent de renvoyer la faute du conflit sur le dos des Arméniens, de les accuser de violer le droit international. En réalité ils revendiquent le droit à l’autodétermination. »

L’Arménie vit depuis vingt-cinq ans avec cette épée de Damoclès. Les Russes arment les deux camps. Mais beaucoup mieux l’Azerbaïdjan, pays riche en pétrole, qui peut se payer plus d’avions, plus de missiles, plus de chars, plus de drones. Si le conflit se prolonge, Moscou est en position d’arbitre. Poutine est désormais le juge de paix incontournable dans la région. Nikol Pachinian, le Premier ministre arménien porté au pouvoir par la révolution de velours en 2018, n’est pas exactement un homme à lui. Le maître du Kremlin pourrait espérer qu’il soit déstabilisé par ce conflit. D’un autre côté, la politique agressive de la Turquie l’agace. L’arrivée en Azerbaïdjan, proche de la Russie, de mercenaires islamistes à la solde des Turcs n’est pas non plus pour lui plaire.

Erdogan, quant à lui, pense qu’il peut remporter une victoire assez facile et très populaire contre les Arméniens du Haut-Karabakh. Il vient d’être « bloqué » dans ses visées expansionnistes en Méditerranée. L’achat de dix-huit rafales vendus par la France à la Grèce est pour lui un camouflet. Une victoire turco-azérie contre les Arméniens enverrait un message fort.

Les officiels turcs et azéris ne cessent de renvoyer la faute du conflit sur le dos des Arméniens, de les accuser de violer le droit international. En réalité ils revendiquent le droit à l’autodétermination. Et la bande de territoire entre la République du Karabakh et l’Arménie n’est que temporairement occupée. Le temps de trouver un statut juridique internationalement reconnu à la République du Karabakh qui garantisse la sécurité de ses habitants.

Comme le résumait Andreï Sakharov, dissident soviétique, prix Nobel de la paix, lorsque débuta le conflit du Karabakh. « Pour les Azéris c’est une question d’orgueil national, pour les Arméniens c’est une question de survie. » Les militaires azéris sont-ils prêts à mourir en nombre pour ce bout de territoire qui n’a jamais été ni azéri, ni turc, qu’ils n’ont jamais habité et qu’ils n’habiteront jamais ?

Des logiques difficilement conciliables s’affrontent dans ce conflit. Le droit démocratique (la majorité a voté de manière écrasante le rattachement à l’Arménie) contre le droit diplomatique. Le droit d’un peuple à l’autodétermination contre le principe d’intangibilité des frontières. Le droit du peuple arménien à vivre en sécurité sur la terre qui a toujours été la sienne contre les velléités expansionnistes panturques. Il ne reste plus beaucoup de Chrétiens en Orient. Ils sont partis d’Irak, de Syrie, ils partent du Liban conquis par le Hezbollah. Le nettoyage se poursuit à bas bruit. En toute « légalité ». Les Arméniens sont militairement très désavantagés. Mais ils n’ont plus rien à perdre. Et du courage à revendre. C’est leur plus grand atout. Mais le seul.
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*Document de la 17e session du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes.

Valérie Toranian
Directrice de la Revue des Deux Mondes.

Septembre 2020