Interpellation Citoyenne de Lisa Abadjian devant le Conseil communal d’Ixelles, le 17 décembre 2020

Monsieur le bourgmestre d’Ixelles, Monsieur Christos Doulkeridis, Mesdames et Messieurs les conseillers communaux.

J’ai décidé de prendre la parole en ma qualité de citoyenne belge et plus particulièrement ixelloise. Ixelloises depuis toujours, et j’ai envie d’ajouter pour toujours puisque j’y suis née, en effet j’ai toujours vécu dans le périmètre de l’ULB. D’abord à l’école du bois de la Cambre, l’école secondaire également à ixelles, et puis naturellement à l’ULB, je terminerai en face où nous avons le caveau familial au cimetière d’ixelles. Attachée et très concernée également par ce qui se passe dans ma commune, je serais heureuse de participer à des échanges citoyens avec vous sur des sujets plus légers.

Je ne serais pas devant vous aujourd’hui s’il n y avait pas eu le génocide des arméniens, des araméens, des assyriens chaldéens et des grecques pontiques. Effectivement, mes grands-parents ne sont pas venus en Belgique en villégiature. Ma grand-mère avait cinq ans. ils ont eu un long parcours d’exilés. Peut-être qu’en compensation je m’enracine dans mon périmètre ixellois.

Nous, belges d’origine arménienne, avons été informés de ce qui se tramait sous des allures de guerre imposée. Nous sommes sidérés du silence assourdissant et de la lâcheté ambiante. Les Citoyens du monde que nous sommes tous ne peuvent rester insensibles face aux atrocités et aux horreurs dont le peuple arménien est actuellement la victime renouvelée. La victime sacrifiée sur l’autel des enjeux socio-politiques et abandonnée au motif que cela se passe ailleurs et que cela ne peut nous concerner ni de près ni de loin, ce qui est, au demeurant, totalement faux. Cfr Michel Onfray entre autres intellectuels qui se sont penchés sur la question.

Si je m’adresse à ma commune d’Ixelles, c’est parce qu’historiquement, après que la Belgique ait reconnu le génocide des Arméniens perpétrés par le gouvernement jeunes Turcs en 1915, c’est à ixelles que se trouve le mémorial du génocide qui se veut un lieu de mémoire et de transmission de tous les génocides. Et c’est encore Ixelles qui accueille l’eglise arménienne. C’est donc bien à Ixelles que chaque année le 24 avril les Arméniens de Belgique, bon nombre de citoyens belges et étrangers de tous horizons, dont vous, Monsieur le bourgmestre d’Ixelles, et soyez-en ici remercié, de même que les représentants de toute une série de communautés dont les victimes de la Shoah et les Tutsi, viennent commémorer les crimes contre l’humanité, perpétrés au siècle dernier et qui se répètent aujourd’hui sous nos yeux à nouveaux détournés.

Rassurez-vous, je ne suis pas venue faire un cours d’histoire, ni commenter les événements que la presse relaie plutôt mal que bien. Il faut bien le dire, l’Europe est silencieuse et passive, mais cela est un autre constat. Je souhaite éveiller nos consciences d’Ixellois et confronter notre commune à ses actes et ses valeurs.

Mais à quoi sert de nous souvenir ? A quoi sert la mémoire si elle ne nous permet pas de faire des liens, de comprendre ce qui se passe et d’agir ? Or vous avez l’occasion d’agir aujourd’hui. Que fait Ixelles, qui abrite la mémoire de ce peuple et l’honore chaque année, alors que la Turquie, alliée aux azéris, chasse au sens propre et figuré les Arméniens de leurs terres ancestrales du Haut-Karabakh. Ma commune d’Ixelles se doit de se positionner en ce moment terrible, car le devoir de mémoire que notre commune prône ne peut être un vain mot ou des paroles en l’air.

Concrètement, je veux vous parler ici du Haut-Karabakh. Ce petit territoire peuplé à 95 % d’Armeniens depuis la nuit des temps. Cette enclave chrétienne située en Azerbaïdjan, dans un pays musulman de confession chiïte. En 1921 Staline en a décidé ainsi. C’est lui qui décide de rattacher à l’Azerbaïdjan ce bout de terre arménienne au lieu de le rattacher à l’Arménie voisine, ou de lui reconnaître une indépendance. C’est donc Staline qui a dessiné les frontières du sud Caucase, à 4h30 de vol d’ici.

Aujourd’hui, l’Azerbaïdjan considère que le Haut-Karabakh lui appartient et qu’il peut disposer de sa population comme il l’entend, y compris la bombarder, la chasser voire l’égorger. Tandis que les Arméniens du Haut-Karabakh estiment avoir le droit à l’autodétermination et se référent à une notion juridique de base, liée aux droits de l’homme, qui n’est autre que celle qui reconnaît aux peuples le droit de disposer d’eux-mêmes.

Je ne peux qu’évoquer ici les horreurs endurées durant six semaines de résistance à une soi-disant guerre imposée par le tandem turco-azéris. Avec crimes de guerre, civiles ciblés, écoles et maternité de Stepanakert bombardée, utilisation d’armes interdites par le droit international, d’armes à fragmentation, des drônes kamikazes, utilisation de phosphore blanc (tombé du ciel) aux effets dévastateurs relatés par les médecins spécialistes français qui se sont rendus sur place, sous le choc en état de sidération expliquant que le phosphore provoque des lésions qui continuent à progresser, engendrant de profondes brûlures, des maladies métaboliques et de la stérilité, comme s’il fallait encore d’autres preuves de velléités d’éradiquation d’un peuple, et pour en finir des mercenaires djihadistes payés pour décapiter des Arméniens. Le terrorisme ...

Aujourd’hui encore, 120 soldats arméniens sont retenus (hier 44 ont été libérés). Je ne peux développer tous ces sujets en quelques minutes. Peut-être avez-vous eu l’occasion de visionner les vidéos que je vous ai envoyé à ce propos. Les courtes vidéos d’Amnesty International et Human Rights montrant les décapitations de soldats arméniens faits prisonniers, parfois suppliciés, mutilés avant d’être décapités et filmés avec leurs propres GSM.

Je crois en nos valeurs démocratiques et je suis sûre que, d’une manière ou d’une autre, une justice sera rendue par nos instances internationales. Aujourd’hui je m’adresse à vous pour qu’une petite pierre soit apportée à l’édifice de cette justice internationale. Pour qu’une petite pierre soit apportée à la défense des droits de l’homme, de nos valeurs judéo-chrétiennes, de nos valeurs démocratiques, bref à la primauté des droits de la personne humaine.

Nous sommes passés d’ignominies en ignominies. L’envers de l’Homme pour reprendre les termes de Maître Edouard Jakhian. Nous ne voulions et ne pouvions détourner le regard de l’insoutenable, l’indicible ... Vous avez connaissance des témoignages des courageux élus, députés et journalistes qui se sont rendus sur place. Je pense à Mr Georges Dallemagne qui n’a eu de cesse d’alerter la Chambre sur le nettoyage ethnique en cours. Il a demandé que la Belgique saisisse le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Je pense aussi à Michel Onfray, pour qui le lien entre la décapitation de Samuel Paty et celles des Arméniens ne fait aucun doute. D’autres délégations d’élus français, dont celle d’Anne-Laurence Petel, ont aussi témoigné. Plus récemment Mme Julie de Groote et Mr André Du Bus ont été aussi constater ... Tous rapportent le nettoyage ethnique qui s’y déroule.

Nous avons pris connaissance de la motion que vous avez adopté et nous vous en remercions, il y est stipulé votre attachement à la primauté des droits de la personne humaine. Nous avons appris que vous souscriviez « au respect et à la protection de tous sites culturels, historiques et religieux. » Or la semaine passée, 22 000 croix sculptées (khatchkar) ont été détruites pour effacer les traces arméniennes et réécrire l’histoire ... nous sommes, hélas, familiers avec ces processus de désinformation qui travestissent la réalité. Heureusement, certains parlementaires intègres les perçoivent et s’indignent de ces processus pervers.

Je vous demande concrètement qu’Ixelles, à l’instar d’autres entités régionales comme Genève, Milan, le Pays basque, ou certains états d’Amérique, et comme la France s’apprête à le faire, reconnaisse la république d’Artsakh, cette petite république démocratique qui mérite toute notre attention et notre soutien. Je vous demande de proclamer cette reconnaissance haut et fort pour donner une chance à ce petit peuple que De Gaulle qualifiait de berceau de l’humanité. En effet, l’Arménie est une ancienne civilisation trois fois millénaire.

Je vous demande d’interpeler le Parlement européen sur cette question.

Je vous demande, à votre tour, de demander une enquête internationale pour les crimes contre l’humanité dont le Haut-Karabakh a été le théâtre, et d’envoyer une aide humanitaire aux populations déplacées, aux défigurés, aux amputés, aux brûlés.

Je vous demande le jumelage d’Ixelles à Stepanakert. Un lien symbolique pour vous, un lien essentiel pour eux, un lien qui les relierait à l’Occident, à la démocratie, à la civilisation judéo-chrétienne et aux valeurs démocratiques qu’ils défendent. Car ne l’oublions pas, ils font partie de ces rares états démocratiques de la région.

Par ces  actes symboliques ou concrets voire les deux, vous soutenez les quasi seules jeunes et fragiles démocraties de la région.

Je terminerai par les mots de Michel Onfray : « ne le faites pas parce que nous sommes d’origine arménienne  mais parce qu’il s agit de vérité, de justesse et de justice » ; et de Maître Edouard Jakhian lors de son discours d’entrée au Jeune barreau de Bruxelles en 1968 : « je me dois de dénoncer une forfaiture car quand le devoir ordonne de parler, le mutisme est une lâcheté et le mensonge est une trahison. Me voici devant le silence de votre assemblée ... L’Arménie souvent inconnue, ce qu’on sait d’elle représente fort peu par rapport à ce qu’elle fut vraiment : l’arrièregarde obstinée de l’Europe. L’Occident silencieuse, le turc triomphant, le russe reput. Pardonnez-moi de vous avoir convié à ce banquet de l’ignominie car la table n’est pas encore desservie, le génocide n’est pas terminé ... »

Je vous remercie de m’avoir écoutée et j’espère que vous m’aurez entendue.

Lisa Abadjian

 

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