LaLibre - Jérôme Bastion, correspondant en Turquie - 12 octobre 2015
Les autorités turques ont décrété trois jours de deuil national après le pire attentat de l’histoire du pays. 97 personnes au moins ont perdu la vie dans l'attentat de samedi à Ankara lors d'une manifestation pour la paix.
Mais où est donc Recep Tayyip Erdogan ? D’habitude si omniprésent, surtout en période électorale, et toujours si prompt à utiliser le fil des événements pour affirmer son indispensable nécessité, voilà le chef de l’Etat bizarrement absent des écrans radar, depuis bientôt 48h.
Peu après l’attentat, il avait tout de même condamné un attentat ‘‘haineux’’, et promis ‘‘la plus forte des réponses’’ à ses auteurs.
Mais le message très convenu du Président, s’abstenant de la rhétorique vengeresse et guerrière qui est d’ordinaire la sienne, semble dénoter un certain désarroi face à une situation exceptionnelle. Comme si ce double attentat au bilan humain effroyable - dont il portera indéfiniment, qu’il le veuille ou non, la responsabilité ou en tout cas la paternité, lui qui dirige le pays d’une main de fer depuis 13 ans - l’avait déstabilisé. Ce serait la première fois depuis qu’il a relancé avec détermination la lutte contre la rébellion kurde.
La rue crie son ras-le-bol
Dans sa réaction, peut-être trop émotive après cet attentat d’une ampleur inédite, la rue s’est en tout cas immédiatement tournée contre lui, et contre personne d’autre, pour crier son ras-le-bol, sa colère et son rejet. ‘‘Erdogan, assassin !’’, ‘‘Erdogan, démission !’’ ont en effet été, et de loin, les slogans les plus entendus dans les innombrables rassemblements de protestation qui ont fleuri spontanément dans le pays, dès samedi après-midi.
A Istanbul, samedi soir, plus de 10 000 personnes ont ainsi défilé derrière une banderole ‘‘Etat assassin’’, la foule scandant toujours et encore le même refrain anti-Erdogan. Comme si cet attentat était la goutte d’eau faisant déborder le vase d’un ressentiment déjà proche du trop-plein au sujet d’un homme qui ne cache pas son désir d’élargir ses prérogatives constitutionnelles. Et personne n’a oublié son appel de mai dernier, peu avant le scrutin : ‘‘Donnez-moi 400 députés, qu’on règle cette question sans douleur’’.
Depuis, c’est comme si une malédiction s’était abattue sur le pays. Le Président Erdogan promettait rien moins, samedi 3 septembre dernier à Strasbourg, que d’envoyer ses ‘‘ennemis’’ - qu’il voit partout : ‘‘ils sont journalistes, ils sont politiciens, tous alliés des terroristes’’ - ‘‘en enfer’’ ! Des mots qui résonnent avec un violent sentiment de dégoût et de révolte pour ceux qui, de près ou de loin - et ils sont nombreux -, ont été touchés ou concernés par le carnage de samedi, en plein centre de la capitale.
Le rejet de son mode de gouvernement est désormais plus que jamais au centre de la rancœur populaire - tout du moins celle qui s’exprime dans la rue ou sur les réseaux sociaux, alors que le réservoir de ses sympathisants, toujours important, est forcément moins visible. Mais M. Erdogan incarne désormais tous les échecs du gouvernement et de l’Etat, ce qui n’est que justice puisqu’il aspire à diriger - et c’est ce qu’il fait, en réalité, au prix de certaines contorsions institutionnelles - la Turquie comme son bien propre.
Corruption étouffée
Mais ses méthodes irritent, depuis les grandes manifestations de Gezi, de plus en plus, et maintenant jusqu’à l’écœurement. La manière dont il a étouffé les affaires de corruption qui éclaboussaient son gouvernement et sa propre famille, il y a 20 mois, n’ont bien sûr pas disparu des mémoires. Les méthodes par lesquelles, depuis, il muselle systématiquement l’indépendance de la presse et la liberté d’association et de rassemblement public sont vécues chaque jour.
Et cette dérive dictatoriale aujourd’hui apparaît plus inacceptable et insupportable quand elle induit un retour à la guerre, presque civile, contre les Kurdes. Ce alors que les habitants, de l’est surtout, mais de l’ouest du pays aussi, avaient appris à vivre avec l’idée d’une cohabitation pacifique voire d’une réconciliation. Le choc, et la désillusion, ont été brutaux. Se refléteront-ils dans les urnes, le 1er novembre, lors de ce scrutin atypique, que personne ne souhaitait dans le pays ? L’avenir le dira.