Eren KESKIN, vice-présidente de l’Association Turque des Droits de l’Homme (İHD) et ancienne présidente de la section d’Istanbul.
Eren Keskin est vice-présidente de l’Association Turque pour les Droits de l’Homme (İHD) et ancienne présidente de la section d’Istanbul. En 2005, elle a reçu le Prix Theodor Haecker, basé à Esslingen, pour le Courage civique et l’Intégrité politique. Cet article est le deuxième qu’elle écrit pour Armenian Weekly.
Le 19 janvier, alors que j’écoutais le discours d’Arat Dink devant les locaux d’Agos à Istanbul, j’ai pensé qu’il ressemblait vraiment à son père, combien naïf et fragile il était. Les phrases qu’il utilisait pour exprimer son immense souffrance, comme elles étaient « douces » face à la réalité vécue, et comme elles étaient lourdes de sens !
“Il y a cent ans nous étions 20 pourcent, aujourd’hui nous sommes à peine un pourcent… Il y a cent ans, nous étions des proies, aujourd’hui nous sommes des appâts”, a dit Arat Dink.
Cela fait trois ans que Hrant a été assassiné…
Son crime était d’être un Arménien (!) et d’avoir “rappelé leurs crimes aux criminels (!)”
Mais ils pensent qu’ils ont le droit de commettre tous les crimes qu’ils veulent…
Ils pensent qu’ils ont le droit de détruire les identités, d’assimiler, de commettre un génocide.
En faisant peur au gens, ils interdisent “d’objecter”, ils tentent de faire taire “ceux qui protestent.”
Et même ceux qui restent silencieux sont confrontés à leur “violence destructrice”…
Lorsque Hrant Dink a été assassiné, nous avions préparé une déclaration.
Nous disions ceci :
“Cher Hrant, ils t’ont assassiné, tu es la 1 500 001ème personne.
Nous condamnons ceux qui t’ont massacré, ceux qui les ont fait te massacrer,
Ceux qui t’ont pris pour cible.
Le génocide se poursuit…
Nos cœurs souffrent.”
Cependant, en raison des inquiétudes et des avertissements – sans doute corrects - de la communauté arménienne, nous l’avons retirée.
J’avais écrit un article après Sa mort.
Je disais : “Nous devons à nos morts de mentionner les faits.”
Et naturellement le “judiciaire dépendant” a immédiatement porté plainte sur la base de l’Article 301 du Code pénal turc.
Je le redis une fois encore haut et fort : 1915 était un génocide et Hrant Dink a été massacré par les partisans de la mentalité de ceux qui ont commis le génocide.
La République Turque, dont la fondation a été présentée comme une “révolution”, a pris comme modèle le Comité Union et Progrès (CUP) et son Organisation Spéciale Teskilat-i Mahsusa, et elle est devenue son prolongement.
À la Conférence de Lausanne, la République Turque a repris les dettes de l’Empire Ottoman, mais pas sa dette la plus grosse, sa “dette d’excuse” et elle persiste à ne pas le faire.
Ils ne changent pas, nous devons le savoir.
Car il n’existe pas de demande sociale forte pour qu’ils changent.
Malheureusement, le système totalitaire a rendu les individus et les communautés qu’il dirige semblables à lui-même…
Tout le monde ressemble à cet Etat militaire. Ils se considèrent comme “l’unique propriétaire” de ces terres sur lesquelles nous vivons.
Ils sont ignorants ! En fait, cette ignorance est leur bouclier.
Ils ne veulent ni lire ni penser.
Puisqu’ils ont des choses à perdre, ils ont choisi de paralyser leurs cœurs et leurs cerveaux.
C’est bien ça le totalitarisme !
Et même ceux qui se qualifient d’intellectuels ont échoué à échapper à la spirale de la peur.
Edward Said a dit : “l’intellectuel est celui qui ne peut facilement être l’homme du gouvernement ou des grandes corporations, celui qui existe afin de représenter le peuple et les questions qui sont constamment oubliées ou cachées sous un tapis.”
Oui, en Turquie, dans l’ensemble, le génocide commis contre la nation arménienne a été “caché sous le tapis.”
Tout le monde y a pris part. Tout le monde est coupable.
Ceux qui ne disent pas explicitement “génocide”, ceux qui sont toujours ambivalents, ceux qui restent silencieux, qui ont peur, je voudrais vous rappeler les mots du Dr. Nazim lors d’une réunion secrète du CUP au début de l’année 1915 : “… Les Arméniens sont comme une blessure mortelle. On a d’abord cru que cette blessure était sans danger. Mais si elle n’est pas traitée à temps par un médecin, elle tuera. Nous devons agir immédiatement. Si nous agissons comme en 1909, cela fera plus de mal que de bien. Cela éveillera les autres groupes que nous avons décidé d’éliminer, les Arabes et les Kurdes, et le danger sera triplé…”
“…Si ce nettoyage n’est pas général, il blessera plus qu’il ne guérira. Nous devons effacer la nation arménienne de nos terres. Pas un seul individu ne doit survivre et le nom Arménien doit être oublié … Cette fois, l’opération sera un nettoyage total. Et puisque pas un seul Arménien ne doit survivre, le génocide est un must.” (*)
Oui, ce dont parle Dr. Nazim a été commis.
Mais est-ce que la mentalité a changé ? Malheureusement la réponse à cette question est un énorme non.
Après le massacre de Hrant Dink, Arif Sirin (“le poète Arif”) et le chanteur Ismail Turut ont couché par écrit leurs sentiments racistes, et ils ont composé une chanson à la gloire d’Ogun Samast, le meurtrier de Hrant. Après la plainte déposée par l’Association des Droits de l’Homme, les accusations ont été enregistrées à l’encontre de ces deux fascistes. Mais les juges, qui ont déclaré coupables ceux qui condamnaient le meurtre de Hrant, ont décidé que ces deux-là étaient innocents. Et ils n’ont rien trouvé de criminel dans la chanson qui défendait le massacre…
Maintenant nous devons poser la question : qui est le meurtrier de Hrant Dink ?
Eren Keskin
(*) Recep Marasli, Ermeni Ulusal Demokratik Hareketi ve 1915 Soykirimi (2008)
Traduction : C. Gardon pour le Collectif VAN - 11/2/2010