Imaginez qu’Angela Merkel menace d’expulser tous les sans-papiers turcs, parce qu’elle n’aurait pas apprécié une déclaration d’Ankara à propos de l’Holocauste.
Cette réaction de la chancelière susciterait un immense tollé, car tout le monde attend de l’Allemagne qu’elle assume la responsabilité du chapitre le plus sombre de son histoire et qu’elle respecte le droit international, qui exclut toute punition collective.
Pourtant, aucun pays européen n’a vivement réagi lorsque, la semaine dernière, le premier ministre turc, irrité par les remontrances internationales sur le génocide arménien, a menacé d’expulser « les 100.000 ressortissants de la république d’Arménie qui vivraient clandestinement en Turquie ».
« Les diplomates se sont habitués aux coups de sang d’Erdogan », me confiait un ami journaliste turc. « Notre chef de gouvernement est incontestablement bouillant, imprévisible et contradictoire. Au lendemain de sa menace contre les sans-papiers arméniens, dont il a exagéré le nombre, il a courageusement présenté les excuses de l’État à la communauté rom, traditionnellement victime de discriminations… »
Le silence qui a suivi cette « sortie » de Recep Tayyip Erdogan n’en reste pas moins surprenant. Seuls les Arméniens, l’UMP en France et, tout à leur honneur, quelques voix turques – des journalistes, des associations des droits de l’homme – ont exprimé leur indignation. L’Union européenne s’est tue, jusqu’ici, dans toutes ses langues officielles.
Pourquoi ? On n’oserait penser que les autorités européennes se soient résignées à considérer la Turquie, pourtant candidate à l’adhésion, comme un pays à part et qui, dès lors, ne serait pas jugé à l’aune des normes et des valeurs dont l’Union prétend s’inspirer.
Non, elles agissent comme si elles avaient peur de « perdre la Turquie », la 17e puissance industrielle mondiale, un pivot de l’approvisionnement énergétique européen, un « pion stratégique de l’Occident » et un « pont entre les civilisations judéo-chrétienne et musulmane ».
En privé, ces mêmes responsables reconnaissent que la Turquie, en dépit de réelles avancées, est loin de répondre aux critères essentiels d’une démocratie européenne. Sa Constitution (dont un projet de révision a été introduit lundi au Parlement) et son Code pénal contiennent des articles incompatibles avec l’acquis juridique européen. L’armée, bien que sur la défensive, reste trop puissante. Le dossier kurde patine. La reconnaissance du génocide arménien reste un tabou, en dépit des milliers de signatures recueillies par l’appel « Nous nous excusons », lancé par un groupe d’intellectuels progressistes turcs. Et même si l’AKP, le parti musulman conservateur au pouvoir, se définit comme modéré, son règne coïncide avec une lente accentuation de l’islamisation de la société et des institutions.
Confrontés à leurs propres doutes, les partisans européens de l’adhésion se demandent quel chausse-pied ils devront utiliser, face à une opinion publique européenne réticente, pour faire d’Ankara une nouvelle capitale européenne. Mais ils nourrissent une crainte plus immédiate encore : l’irritation de la Turquie à l’encontre des tergiversations européennes est palpable. Si les milieux dirigeants turcs répètent à tous vents qu’ils veulent s’ancrer en Europe, ils insinuent de plus en plus qu’ils ont des alternatives et qu’ils pourraient bien choisir leur propre voie.
Consciente de ses atouts démographiques, économiques, culturels, géopolitiques et laïco-religieux, la Turquie ne se voit plus comme un État des confins de l’Europe, chargé de défendre les intérêts de l’Occident dans une des régions les plus tourmentées du monde. Elle se conçoit comme un « pays central », à même de définir seule sa vision et ses intérêts. Elle l’a fait à propos de l’Irak, d’Israël et de l’Iran, en se démarquant des approches européenne et américaine.
Après avoir accepté certaines des « exigences de Bruxelles », la Turquie semble moins disposée désormais à faire des « concessions ».
Au fil du processus de négociation, elle a découvert ce qu’impliquait réellement l’adhésion – et notamment des pertes de souveraineté qui remettent en cause des éléments fondamentaux du système étatique et de la culture politique turcs.
« Les Turcs sont face à leur dilemme, écrivait Hugh Pope en 2005 dans Sons of the Conquerors. Même si la Turquie remplissait tous les critères, elle ne voudrait probablement pas rejoindre l’Union, à moins que celle-ci ne soit devenue une organisation purement économique et commerciale. »
En d’autres termes, si la Turquie devenait membre de l’Union européenne en préservant ce qu’une partie significative de ses dirigeants et de son opinion estime non négociable (un nationalisme non apaisé, la primauté accordée à l’islam sunnite, la turcité, etc.), cette adhésion signifierait que la référence démocratique européenne aurait changé de nature.
À supposer évidemment que l’Europe n’ait pas déjà changé de nature. Dans son essai Oui à la Turquie (Hachette, 2009), Michel Rocard avait impliqué que la dilution du projet européen rendait « plus facile » l’adhésion de la Turquie. Des contradicteurs lui avaient répondu : « Vous croyez à la Turquie parce que vous ne croyez plus à l’Europe. »
La « question turque » ne peut se résoudre, en effet, par la formule de l’opt-out (exemption) à l’anglaise ou à la danoise, car elle met au défi le modèle politique post-nationaliste et pluraliste qui sous-tend la construction européenne.
Or, aujourd’hui en Turquie, celui-ci n’est vraiment compris et surtout accepté que par une élite « laïco-libérale » ou musulmane moderniste, en croissance mais minoritaire.
La Turquie et l’Union européenne sont ainsi au pied du mur. Toutes deux vont devoir définir clairement les valeurs auxquelles elles estiment ne pas pouvoir déroger.
On est loin des calculs des stratèges et des hommes d’affaires. On est au cœur des grandes interrogations sur les desseins et le destin de nos sociétés. Et dans ce moment existentiel, la Turquie n’est pas la seule à être sur le gril.
Le 23 mars 2010