Saisissons l’occasion que nous offre l’organisation d’une importante exposition sur le génocide arménien pour replacer l’événement (1), longtemps entouré d’un honteux silence, ou de sordides mensonges, dans la terrifiante série d’horreurs qui ont jalonné le siècle dernier. Proposer aussi, plus généralement, une réflexion sur la mémoire historique et l’oubli, le souvenir du crime et son effacement (2).
La mémoire, donc. Qui nous paraît si familière. Aller de soi. Comme si elle était le propre de l’homme. Alors qu’elle peut s’avérer "mauvaise" et se révéler si sujette à des "pertes"
Tout au long de l’histoire, le crime a grossi avec son commentaire. Et son rapport à l’écoulement du temps. Citons de grands classiques, qui n’ont pas vieilli.
"Le mal que font les hommes, observe Shakespeare, vit encore après eux." (1606)
Mais les leçons qu’on devrait retenir de son accomplissement ? Un bon demi-siècle plus tard, Pierre Bayle préconise : "Ces effroyables désordres qui ont servi de prétexte aux pires barbaries, ne vaudrait-il pas mieux en abolir la mémoire, en effacer le souvenir ? Les redire, n’est-ce pas nourrir dans les esprits une haine irréconciliable ? Non pas. On peut espérer pour de très bonnes raisons que la mémoire de tous ces effroyables désordres soit conservée soigneusement." (1669)
Peu de temps après s’entreprend, en Angleterre, en Amérique, en France, une codification des droits de l’homme. Qui n’entraîne pas, tant s’en faut, la fin des persécutions ou des guerres. Ou de la Terreur. Il faudra encore attendre un demi-siècle pour assister à l’éclosion d’une protection internationale des libertés fondamentales. Entre-temps, et par-delà, les grands génocides, de la Shoah à l’apocalypse rwandaise, en passant par la guerre civile au Biafra et les massacres cambodgiens, furent perpétrés en battant tous les records d’inhumanité. On déclara imprescriptibles les crimes de masse mais divers négationnismes se formulèrent à leurs propos Et, en particulier, celui qui s’articule autour d’un déni du génocide du peuple arménien, qui s’accomplit au cœur de la Première Guerre mondiale.
Y aurait-il bien un "devoir de mémoire", ainsi qu’on le répète, aujourd’hui ad nauseam ? Oui, assurément, quoi qu’en pensent jusqu’à certains historiens qui condamnent même toute idée de loi mémorielle. Comme si le droit et la justice devaient leur laisser, à eux seuls, dire l’histoire.
Mais surtout, et on le perd souvent de vue, il y a un droit à la mémoire qui, en s’exerçant, repousse la tentation de la servitude volontaire.
Renoncer à l’invoquer - surtout lorsque cette mémoire est ensanglantée -, c’est, pour un peuple, donner raison à tout ce qui le nie.
L’amnésie délibérée fait le jeu des bourreaux. C’est le redoublement du crime lorsqu’on prétend qu’il ne fut pas commis. L’arrangement suprême avec le diable qui n’a même plus à proposer qu’on signe avec lui un pacte. Ecoutons Primo Levi : "N’oubliez pas que cela fut,/Non, ne l’oubliez pas :/gravez ces mots dans votre cœur [ ] Répétez-les à vos enfants/ou que votre maison s’écroule." Et qui donc a dit : "Qui ne respecte pas le passé insulte l’avenir" ?
Et ainsi que le rappelle encore - sous une forme, du reste, très discutable -, le rapport établi récemment par les "Assises de l’interculturalité", le passé ne recouvre pas que l’Holocauste
Il est un autre temps, un autre lieu où, alors et là, aussi, se manifesta l’abjection.
Pour en parler, évoquons un homme qui, pour son honneur, pour son malheur, fut rejoint par celle-ci. Il est assassiné le 19 janvier 2007, à Istanbul, sur le porche de l’immeuble où il travaillait comme journaliste. Il était né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, appartenant à un peuple qui avait été massacré à l’aube de la Première Qu’avait-il donc à expier, cet homme : Hrant Dink, sinon le message de paix et l’invitation au dialogue qu’il formulait, jour après jour, dans son journal ? Quand tant de tyrans et de tueurs meurent dans leur lit, c’est le terrible privilège de maints pacifistes de périr sous les coups de ceux qui souhaitent que la guerre soit pérenne et que la violence et la haine restent accrochées l’une à l’autre, telles celles des Atrides.
Encore Dink assure-t-il, jusqu’au bout, le rappel lancinant de l’horreur passée, il dénonce la tentation de la passer sous silence ou d’en dévoyer la signification.
Pour autant, ce magnifique "illuminé" ne s’adresse-t-il à sa mémoire que pour nourrir sa foi dans le changement possible de certains hommes, se refusant, quelquefois, à voir des ennemis dans les rangs desquels se sont recrutés ses meurtriers mêmes !
Rêvant d’une ouverture des frontières turco-arméniennes, cet autre mur de la honte qui, après sa mort, seulement, a commencé de se lézarder. Beaucoup eussent préféré qu’il n’évoque que la mémoire meurtrie et diffamée, d’un peuple martyr : le sien. Mais, de la mémoire, il en regorgeait tellement qu’il imaginait possible de la partager avec les enfants des assassins d’hier
Luttant, aussi, pour l’abolition de l’article 301 du Code pénal turc punissant lourdement "toute insulte à l’identité nationale", en ce comprise, déjà, la seule évocation du droit à l’existence et à une culture propre du peuple arménien !
On ne peut, bien sûr, réparer, si peu que ce soit, un crime depuis si longtemps enfoui, dissimulé, dénié. Comment, d’ailleurs, le réparerait-on quand il est souvent dérisoire de pardonner au nom des mots. Et parfois absence de s’exprimer en lieu et place des victimes.
Pourtant, un an après l’assassinat de Hrant Dink, un "appel au pardon" a été lancé en Turquie. Un appel au pardon non pour le génocide, justement, mais pour l’oubli de celui-ci. Il a bientôt recueilli plus de trente mille signatures. Avec l’appui d’une importante frange de l’opinion publique turque comme de la diaspora arménienne. En dépit du (trop ?) généreux renoncement de ses inspirateurs à l’appui du mot "génocide" au profit des termes "grande catastrophe" (Medz Yerghem). On pourrait contester cette mansuétude, mais elle permettra à un plus grand nombre d’enfants des génocidaires de ne pas se reconnaître en eux. Et, pour autant, on n’édulcore pas l’ampleur du "crime de masse". On a même fait taire, ainsi, certains tenants de la thèse officielle des gouvernements visant à minimiser les faits ou à souscrire à l’idée d’"un génocide réciproque" (sic).
Au reste, on ne sent pas encore le peu charmant M. Erdrogan prêt à endosser symboliquement, au nom de la République turque, l’immense culpabilité encourue par celle-ci par rapport aux événements de 1915.
Mais on a, tout de même, fait du chemin depuis l’époque où la sous-commission des droits de l’homme des Nations unies, chargée d’établir une liste des génocides de l’histoire contemporaine, laissait, a priori, vide une trentième entrée où devait se loger le génocide arménien (sous la pression du gouvernement d’Ankara). Et il fallait encore attendre quasiment une décennie pour qu’il fût pris en considération
L’Arménie s’est vue trahie par ceux-là mêmes qui furent le mieux placés pour prendre la mesure de ce qui la menaçait de destruction. Ce sont les mêmes, encore, qui ayant laissé s’accomplir le projet d’extermination, ne voulurent, si longtemps, pas entendre le bien-fondé des plaintes qui en appelaient à ce que fût rendue la plus élémentaire justice. Et le peuple arménien demeure celui, par excellence, sur le destin duquel on peut continuer de mentir crûment quand ce n’est pas par omission. Poursuivi par les censeurs ou les autocenseurs !
Il est lointain, le temps où un certain Marcel Proust, à ses débuts, et loin de se croire "engagé", décrivit la veulerie des parlementaires français qui ne voulurent rien entendre des doléances arméniennes Ça n’a pas pris une ride.
Mais il y a peu encore, nous avons entendu, sur nos ondes nationales, le bourgmestre d’une commune bruxelloise assurer que revenir avec insistance sur les événements de 1915 avait désormais aussi peu de sens que rappeler la Saint-Barthélémy ! (les élections étaient proches et la municipalité de notre homme comporte une importante minorité turcophone).
Et j’ai encore dans l’oreille le reportage que, sur une chaîne culturelle, cette fois, un couple de journalistes consacrait à relativiser la grande saignée, au nom du respect des nuances et sous le contrôle d’un historien turc "modéré". Or, il arrive qu’il y ait un fanatisme de la modération. Tant il se vérifie que l’esprit négationniste évoque volontiers ses scrupules, la subtilité qui l’inspire, en banalisant jusqu’au crime contre l’humanité (au terme du génocide, on substituera : massacre important, carnage ). Et, à force de cultiver de délétères paradoxes, on bascule bientôt dans un cynisme mondain. Ah ! Il ne faut pas avoir les nerfs fragiles lorsqu’on se targue de pouvoir peser l’horreur absolue sur des balances d’araignée !
A l’heure où, chez nous, s’est rouvert l’inusable débat autour de l’amnistie, n’oublions pas que le ventre est encore fécond d’où est sorti le révisionnisme. Sous-estimer le pire, c’est déjà le normaliser. Absoudre la trahison d’hier, c’est quelquefois s’exposer à être trahi de nouveau. Le plus souvent par les mêmes. Car les esprits formés par l’école du totalitarisme savent toujours où trouver leurs disciples.
Le 26 novembre 2010
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