L’éditorial d’Ara Toranian

Les déclarations du Premier ministre arménien qui exprimait le 28 novembre à Erevan son soutien à l’intégration de la Turquie dans l’Europe trahissent une fois de plus le manque de profondeur, de vision et de rectitude des dirigeants du pays dans leur approche de la question turque. Ainsi, un an s’est à peine écoulé depuis la pantalonnade des protocoles, dont la Turquie a soumis la ratification à de nouvelles conditions, qu’Erevan se croit déjà obligé de voler au secours de son voisin criminel dans l’un des dossiers qui lui est le plus cher : l’adhésion à l’Union européenne. Cette prise de position qui intervient alors que la diplomatie arménienne n’a de cesse par ailleurs de vitupérer la duplicité d’Ankara et son agressivité laisse pantois. Ainsi la leçon des protocoles, qui aura au moins permis de mesurer la distance qui sépare encore l’Etat turc d’un mea culpa l’égard du génocide de 1915, n’a même pas été retenue.

La propension au compromis d’Erevan dans les accords de Zurich en octobre 2009, qui ne pouvait s’expliquer qu’au nom des intérêts du Karabagh et d’un choix d’avenir et de pacification qu’aurait crédibilisé plusieurs années de négociations secrètes avec Ankara, confine aujourd’hui à la compromission. Le refus de la Turquie de concrétiser cette démarche, en dépit de ses engagements devant les caméras du monde entier, montre hélas que rien n’a changé dans son approche de la question arménienne. Et que les soi-disantes aspirations à une normalisation ne répondent à aucune évolution politique de fond. Il ne s’agit tout au plus que de gesticulations diplomatiques, de figures tactiques visant à "amuser la galerie" et surtout à retarder le processus de reconnaissance internationale du génocide, à un moment où il gagne du terrain aux Etats-Unis.

Comment les dirigeants arméniens peuvent-ils demander dans un tel contexte l’intégration de la Turquie à l’Europe, alors que la commission européenne elle-même la subordonne à un certain nombre de concessions par rapport à l’Arménie ? Pourquoi cette attitude, alors que quasiment toutes les mobilisations arméniennes sur le continent s’articulent a minima autour du "non" à l’entrée de "cette Turquie" dans l’Union ?

Faut-il relier ces propos de Tigran Sarkissian à ceux tenus trois jours auparavant par le Président turc, qui lors de sa visite en Suisse, avait fait étalage de ses bonnes intentions à l’endroit de son petit voisin de l’Est ? Cela répondrait alors à une logique incompréhensible de donner du crédit à la danse du ventre diplomatique d’Abdulah Gül qui s’inscrit classiquement dans le numéro de charme d’Ankara vis-à-vis de l’occident. Un spectacle bien huilé, maintes fois joué, mais qui parvient cependant de moins en moins en moins à cacher les appétits ottomanistes d’une diplomatie dont les visées balayent le vaste horizon d’un monde turc qui s’étend de l’Adriatique à la mer de Chine, selon les préceptes exprimés en 91 par le président Démirel et confirmée par les faits depuis. Partant, est-il vraiment bien nécessaire qu’Erevan se précipite au-devant des desiderata de la Turquie et lui facilite à ce point la tâche ?

Les dirigeants arméniens ne comprennent-ils pas que l’intégration de la 16e puissance économique mondiale dans l’Union Européenne, si elle se réalisait en l’état, ne ferait que donner du potentiel au nationalisme turc ? Et qu’une fois bien installée à Strasbourg et à Bruxelles, il y a incommensurablement plus de chance qu’Ankara entraîne le reste de l’Europe dans la dynamique de ses positions, que l’inverse. A fortiori au regard de la cacophonie traditionnelle de la mosaïque des pays membres, pour lesquels la question arménienne ne représente pas une priorité. Des lors, qui pèsera le plus sur les instances européennes ? Un petit état enclavé et extérieur comme l’Arménie ou une forte puissance intégrée au coeur de leurs mécanismes de décision comme la Turquie ?

Voilà pourquoi, en tout état de cause, si cette adhésion venait un jour à aboutir, il faudrait pour le moins que les questions relatives à l’Arménie et au génocide soient réglées préalablement.

Les faits et gestes de l’Etat turc montrent tous les jours qu’à ce moment particulier de sa trajectoire idéologique, il continue de concevoir son adhésion comme une conquête plutôt que comme un assujettissement à des règles du jeu supranational. Et que la condition minimum que l’on se doit d’exiger comme préalable à l’intégration - elle aurait même dû s’imposer comme une précondition aux pourparlers - réside dans la reconnaissance du génocide des Arméniens et une politique de réparation. Cela, avant même la question de Chypre ou des Kurdes, qui sont les conséquences de l’inclination nationaliste de cet Etat qui prend sa source dans la révolution jeune turque de 1908 et trouve son débouché naturel avec le génocide de 1915.

Ce manque de discernement exprimé le 28 novembre par le chef du gouvernement arménien procède de la pensée fausse que l’intégration turque à l’UE renforcera la proximité de l’Europe avec l’Arménie, alors que tout laisse craindre au contraire que si les questions susmentionnées ne sont pas réglées, la Turquie s’échinera à rendre plus infranchissable que jamais cette frontière, qui sera désormais aussi celle de l’Europe avec l’Asie.

On peut comprendre, et nous avons soutenu dans une certaine mesure le principe de cette démarche, qu’à un moment donné l’Arménie doive se doter des moyens de résoudre le contentieux mortel qui l’oppose à la Turquie. Il ne faut jamais insulter l’avenir et toujours donner sa chance à la paix. Mais rien dans l’attitude hyper décevante de la Turquie depuis un an ne justifie ces nouvelles courbettes d’Erevan, qui ajoutent à l’humiliation de la posture une source supplémentaire de divergence entre les autorités en place, la population locale (ou de moins ce qu’il en reste), la diaspora en général et la communauté arménienne de France en particulier.

Nouvelles d’Arménie Magazine

www.armenews.com