Les attentats aveugles dirigés contre les chrétiens d’Orient ont provoqué une vague de condamnations dans les chancelleries occidentales. Nicolas Sarkozy a ainsi exprimé sa vive émotion et rappelé son attachement à la liberté religieuse. Même les autorités turques ont marqué leur indignation, elles qui président aux destinées d’une république fondée sur l’élimination des chrétiens (formant un bon quart de sa population avant la Première Guerre mondiale, leur nombre se situe actuellement en dessous de la barre des 0,01%). Elles qui continuent de considérer que la lutte contre les “allégations de génocide des Arméniens” constitue jusqu’à aujourd’hui une priorité de leur politique étrangère.
Toute cette vague de protestations et en particulier la Française, pour considérer ce qui ne nous concerne plus directement, aurait la moindre chance d’être prise au sérieux si l’histoire ou même la politique récente ne nous avait montré que la vie de ces chrétiens a toujours et systématiquement été sacrifiée au profit de considérations de Realpolitik. L’exemple des Arméniens, qui représentaient la plus forte entité “chrétienne” dans l’espace islamique est à cet égard particulièrement parlant. Tous les engagements gouvernementaux en leur faveur tout au long du XIXe et du début du XXe siècle n’ont pas empêché les autorités turques de mettre en œuvre leur plan d’extermination qui s’est soldé par l’élimination physique de plus des deux tiers de cette population ( 1 500 000 morts). Les auteurs du premier génocide du XXe siècle ont-ils été condamnés ? Au contraire, hormis quelques procès entrepris juste après la Grande Guerre, alors que Constantinople était occupé par les alliés, on a tôt fait d’oublier les victimes et de courir à la rescousse du Kémalo-fascisme. Et cette duplicité n’a jamais cessé. Ainsi de récents câbles révélés par WikiLeaks nous apprennent que deux mois à peine après avoir promis, le 24 avril 2007, à la communauté arménienne de France de soutenir la loi contre le négationnisme du génocide arménien, Nicolas Sarkozy envoyait Jean-David Levitte à Ankara pour lui assurer que ce texte “mourrait” au Sénat.
Si le sort des chrétiens d’Orient a toujours été soumis aux caprices de la raison d’État des puissances censées veiller sur leur sort, que dire en revanche du désintérêt à leur égard d’une grande partie de nos élites progressistes ? De tradition athée, marxiste ou radicale, celles-ci se sont longtemps plus ou moins défiées de ces communautés plus ou moins perçues comme des chevaliers de l’Occident chrétien au Moyen-Orient ou autres suppôts du Vatican. Et il est vrai que certaines attitudes, notamment celles des phalanges chrétiennes au Liban, n’ont rien fait pour améliorer cette image. Pourtant, les chrétiens comme les Juifs ont également été les principaux pourvoyeurs de l’influence progressiste, moderniste et avant-gardistes dans ces pays. Et le mouvement révolutionnaire arménien du début du XXe siècle était largement influencé, non seulement par la philosophie des lumières, mais aussi par les idéaux socialistes, qui étaient à l’époque synonyme d’émancipation et d’égalité des droits face au Califat. Une tradition qui perdure jusqu’à maintenant.
La préservation de ce qui reste de la diversité dans les pays musulmans ne passe pas seulement par des manifestations d’émotion, mais par une réelle politique de soutien à l’égard de ce qui peut encore être sauvé. Le comportement du président de la République sur la question clé du négationnisme du génocide arménien, montre qu’on n’en prend pas le chemin. Par ailleurs, la façon dont nous traitons nous-mêmes nos propres minorités musulmanes, dont la dignité de vie et de culte est remise en cause plus souvent qu’à son tour (cf les dernières déclarations de Marine Le Pen), ne plaide guère en faveur des idéaux de tolérance que nous aimerions voir avancés là-bas, et mieux respectés ici.
Ara Toranian
Directeur de Nouvelles d’Arménie
Source : laregledujeu.org/