Hrant Dink, journaliste arménien d’Istanbul, a été abattu de dos le 19 janvier 2007, de trois balles dans la tête. Lors de la dernière audience du procès des meurtriers présumés, les juges ont décidé que le tueur, Ogün Samast, devrait être jugé devant le Tribunal pour Enfants d'Istanbul. Il pourrait donc être condamné à 7 ans et demi de prison selon les normes européennes et libéré, puisqu’il est en prison depuis plus de 3 ans et demi. Pourtant la Cour européenne des droits de l'homme avait émis le 14 septembre 2010, un jugement déclarant la République de Turquie coupable ne pas avoir protégé le droit à la vie d'un citoyen et ne pas avoir conduit d’enquête minutieuse dans le procès Dink. A l’occasion de la quatrième commémoration de l’assassinat de Hrant Dink, le Collectif VAN vous propose la traduction de l’article courageux, écrit après l’audience du lundi 25 octobre 2010, par Rober Koptaş, rédacteur en chef d’Agos et donc actuel successeur de Dink : « Ne tournons pas trop autour du sujet. L’Etat est le complice de cet assassinat. C'est-à-dire, il est l’assassin. »
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Qui qualifie-t-on d’assassin?
Rober Koptaş
Agos N°761
29 octobre 2010
Ne tournons pas trop autour du sujet. L’Etat est le complice de cet assassinat. C'est-à-dire, il est l’assassin.
Une sorte d’assassin, ayant les yeux injectés de sang.
Pas seulement parce qu’il commet un assassinat et qu’il fait commettre des assassinats.
Pas seulement parce qu’il soutient ceux qui poignardent dans le dos.
Pas seulement, parce qu’il avait envoyé à la Cour Européenne des Droits de l’Homme, des justifications telles que “Il l’avait de toute façon mérité” [Nota CVAN : justifications de l’assassinat de Hrant Dink].
C’est un assassin. Car il agit avec une animosité sans fin contre les Arméniens : elle dure depuis cent ans. Une animosité telle que tous les conflits internes de l’Etat sont mis de côté pour la simple raison que la personne assassinée est un Arménien. Un accord tacite de silence se met à l’œuvre lorsqu’il s’agit d’un Arménien ; les adversaires éternels évitent même de se marcher sur les pieds, ils se défendent, se protègent mutuellement.
Cette haine centenaire, cette complicité centenaire, sont un assassinat centenaire.
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Les questions avec des réponses évidentes sont tellement nombreuses !
Etait-ce une coïncidence si parmi tant de personnes poursuivies au titre de l’article 301, la seule qui a été jugée et condamnée à la prison, a été Hrant Dink?
Est-ce que la campagne médiatique qui l’avait fait connaître comme “Hrant Dink, celui qui insulte l’identité turque” était une coïncidence ?
Ceux qui ont versé des larmes de crocodile derrière lui, n’étaient-ils pas ceux qui l’avaient transformé en cible?
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Écrivons ouvertement ce qui traverse nos esprits, nos cœurs, ce que nous disons entre nous silencieusement.
Rappelons-nous du traitement que l’Etat met en place pour le tireur, pour l’assassin qui devient un enfant.
Qui est-ce qui l’a gavé à l’intérieur? [Nota CVAN : Ogun Samast a pris au moins 20 kg durant sa détention. Peu de prisonniers ont le droit à ce traitement de faveur !].
Qui est-ce qui le protège?
Arrogance de l’assassin : qui lui procure cette flamme du courage qu’on trouve dans ses yeux?
Ceux qui l’ont gavé à l’intérieur, ceux qui l’ont marié à l’intérieur, quel sorte d’avenir lui offriront-ils lorsqu’il va sortir de prison dans quelques années?
Lorsqu’il faisait des plans, il était l’assassin, lorsqu’il attendait devant Agos, il était l’assassin, lorsqu’il a appuyé sur la gâchette, il était l’assassin, lorsqu’il a fui, il était l’assassin. Maintenant, quatre années ont passé et il est devenu un enfant.
Durant ces quatre années, aucun effort n’a été fourni pour rendre justice. Aucune demande des avocats n’a reçu de réponse correcte. Aucun pas sérieux n’a été entamé pour interroger les fonctionnaires d’Etat.
Si une partie de ces choses avait été réalisée, s’ils avaient montré de la bonne volonté dans ce sens-là, soyez sûr que le jugement de l’assassin devant un tribunal pour enfant aurait été considéré comme la plus naturelle des évolutions.
Alors que maintenant, le sentiment qui brûle notre cœur est que la justice est empêchée par un boulet.
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Le MİT [Nota CVAN : les services secrets turcs] a envoyé une lettre au tribunal. Il a avoué que les institutions étaient au courant de l’invitation de Hrant Dink à la Préfecture, après qu’il ait diffusé l’information sur l’origine de Sabiha Gökçen [Nota CVAN : Dink avait révélé que la fille adoptive d’Ataturk était une orpheline du génocide arménien, ce qui a déclenché une vaste polémique en Turquie].
Il paraît qu’ils lui ont dit que ses articles pouvaient créer des désordres dans la société.
Pour l’amour de Dieu, dites-nous : toute personne connaissant un petit peu la Turquie, sait que la signification de cette invitation [à la Préfecture] signifie “Si tu ne fais pas attention là où tu mets tes pieds, ton crayon peut être cassé”, n’est-ce pas? [Nota CVAN : en Turquie, le Juge casse son crayon lorsqu’il donne l’ordre de l’exécution].
Maintenant, six ans après, le MİT fait ces aveux. Il avoue mais rien ne bouge. Pourquoi rien n’est-il fait contre le directeur du MIT et les autres fonctionnaires ?
Le tireur peut être un enfant, mais les autres assassins, qui sont-ils?
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Ce lundi, au tribunal, notre Etat nous a dit : “Ne vous réjouissez pas parce que la Cour Européenne des Droits de l’Homme a montré du doigt l’assassin, car c’est toujours moi qui dit le dernier mot”.
Le tireur a été renvoyé devant un tribunal pour enfants.
D’ici quelques jours, ils sont même capables de le relâcher…
Alors qui est-ce qu’on qualifie d’assassin?
Celui qui donne l’ordre de tuer à l’assassin n’est-il pas un assassin?
Celui qui protège l’assassin, n’est-il pas un assassin?
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Cette semaine, j’allais écrire sur un autre sujet, sur le film « Çoğunluk » [Nota CVAN : la majorité]. J’allais commenter les photographies de la Turquie réalisées par Seren Yüce, et j’allais ouvrir un débat sur la voie qu’il a ouverte…
Rober Koptaş
Traduction du turc S.C. pour le Collectif VAN - 19 janvier 2011 - 07:10 - www.collectifvan.org