Le 15 mai 1991, les troupes soviétiques et les forces spéciales azerbaïdjanaises lançaient l'opération Koltso. Objectif : permettre à Bakou de s'emparer du Haut-Karabakh, une enclave peuplée majoritairement d'Arméniens qui avait voté l'autodétermination en 1988. Vingt ans plus tard, des habitants et des anciens combattants arméniens se remémorent l'événement.

http://www.courrierinternational.com/files/imagecache/article/illustrations/cartes/989RussieCaucaseTensions.jpg

 Si vous empruntez la nationale [M 12] qui relie Goris à Stepanakert, au Haut-Karabakh, vous pourrez admirer toutes les couleurs du printemps qui se déploient sur les versants escarpés, mais n'oubliez pas de regarder vers les hauteurs. Là, perchées sur un sommet que l'on croirait inaccessible, vous distinguerez un ensemble de maisons basses, blotties les unes contre les autres et qui semblent à demi enterrées. Si vous voulez approcher l'histoire de l'Arménie et savoir ce qui constitue la terre de l'Artsakh [nom arménien du Haut-Karabakh], prenez la route sinueuse et escarpée qui mène vers ces habitations. Vous découvrirez ainsi Berdadzor.

A l'époque soviétique, le canton de Berdadzor, dans le district de Chouchi, se composait de quelques villages. Il y a vingt ans précisément, le 15 mai 1991, deux semaines après les expulsions sanglantes des habitants de Guetachen et Martounachen [localités d'Azerbaïdjan qui étaient peuplées majoritairement d'Arméniens], il était la cible de l'opération Koltso [Anneau]. C'était alors une sorte d'enclave arménienne, car depuis de longues années les responsables de la république soviétique d'Azerbaïdjan s'étaient appliqués à chasser tous les Arméniens des villages voisins. L'encerclement, censé permettre à l'Azerbaïdjan de s'emparer d'un Karabakh rétif, ne pouvait laisser de côté Berdadzor, situé à un emplacement stratégique.

Nous y arrivons aujourd'hui en compagnie de Gaïané Aroustamian, qui participa aux événements de l'époque en assurant la liaison entre Berdadzor, Stepanakert et Erevan. Un étroit chemin de terre nous fait entrer dans Mets Chen, où nous passons devant une bâtisse inachevée. C'est exactement le trajet qu'avaient suivi les détachements soviétiques de répression et les Omons [forces spéciales du ministère de l'Intérieur russe] azéris. Notre guide assure que tous les villages du Karabakh qui étaient entourés de bourgades azéries devaient s'assurer une protection armée. "Tout avait commencé par des incidents, raconte Gaïané. Puis sont venues les attaques vraiment sérieuses, les vols de bétail, les incendies, jusqu'aux agressions et aux meurtres. Je me souviens qu'en 1990, dans le village de Tas Verst, une vieille femme avait été assassinée, et sa maison brûlée. Je qualifierais la période 1990-1991 d'années d'affrontements, qui ont été suivies par des actes de guerre. Des milices d'autodéfense avaient été créées pour protéger la population de l'Artsakh. Elles faisaient essentiellement des rondes de nuit."

A Berdadzor, dès 1989, on avait reconstitué la brigade locale de volontaires qui avait existé de 1918 à 1921. Elle englobait presque toute la population du village, femmes et enfants compris, se rappelle Mikael Ovsepian, guioukhapet ["ancien du village", sorte de maire] de Mets Chen et ancien membre de cette brigade, devenu une légende dans l'Artsakh pour son action face à l'indifférence des autorités. "Le 15 mai, sous prétexte de contrôler les papiers des habitants, des unités de l'armée soviétique et des Omons azéris sont entrés chez nous. Cela s'était déjà produit, mais ce jour-là ils étaient venus pour nous prendre. Les militaires se sont mis à l'écart et ont laissé faire les Omons. Chez les Grigorian, le fils, Anouchavan, 35 ans, a été tué alors qu'il tentait de protéger sa femme enceinte. Tous les hommes, tous jusqu'au dernier, ont été rassemblés et emmenés à Latchine, où ils ont été détenus plusieurs jours. Ensuite, une moitié, dont j'ai fait partie, a été renvoyée au village, et les autres ont été expédiés à Chouchi ou Bakou. Ici, les expulsions ont commencé le 16. Les femmes et les vieillards ont réuni toutes les affaires qu'ils ont pu, on les a poussés dans des véhicules et conduits à la frontière arménienne. Devant le village de Tekh, ont les a fait descendre et tout a été déchargé au milieu des champs."

En ce 15 mai 1991, il s'est passé la même chose à Khin Chen, Ekhtsaog et Tas Verst, les trois autres villages du canton, exactement de la même manière. Mikael Ovsepian ne veut pas en parler, mais on sait que tous les habitants, dont de vénérables anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale, ont été tabassés, humiliés et torturés. Après cela, les plus âgés des hommes ont été conduits à la frontière et abandonnés en plein champ, avant d'être recueillis et hébergés en Arménie, pendant que les villages arméniens du canton de Berdadzor, désormais vidés de leurs habitants, étaient pillés et détruits. Les hommes les plus jeunes ont échoué en prison, dans divers coins de l'Azerbaïdjan.

Courrier International

16.05.2011 | Marina Grigorian | Golos Armenii

http://www.courrierinternational.com/article/2011/05/16/visite-a-berdadzor-lieu-mythique-de-la-guerre-du-haut-karabakh