Refuser l'amnistie aujourd'hui, c'est se battre pour défendre les libertés de demain. Le repentir du criminel, et surtout ses remords, donnent seuls un sens au pardon.
Une opinion de Albert GUIGUI, Grand Rabbin de Bruxelles.
Nous avons pris acte avec consternation du vote intervenu au Sénat où une majorité de partis flamands ont décidé d’envisager d’effacer les condamnations infligées aux collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale et de les indemniser, eux ou leurs descendants, pour les préjudices financiers qu’ils auraient subis à la suite de leur condamnation.
Nous considérons ce vote comme une insulte à la mémoire des victimes de la Shoah et des Résistants qui ont donné leur vie pour sauvegarder l’honneur et la dignité de notre pays. Certes, dans la vie, on peut se tromper. Ceux qui avaient reconnu s’être trompés de camp ou regretté leur rôle dans la collaboration nazie pouvaient, et ont toujours, la possibilité d’exprimer leurs regrets et ainsi de bénéficier des dispositions de réhabilitation prévues par la loi Vermeylen de 1961.
Car, le repentir du criminel, et surtout ses remords, donnent seuls un sens au pardon. A quoi bon le pardon si le collaborateur a bonne conscience et très bonne mine ? Le pardon n’est pas destiné aux coupables impénitents qui dorment et digèrent bien. Quand le coupable est prospère, enrichi par le miracle économique, le pardon est une sinistre plaisanterie. Avant qu’il puisse être question de pardon, il faudrait d’abord que le fautif, se reconnaisse coupable, sans plaidoyers ni circonstances atténuantes, et, surtout sans accuser ses propres victimes : c’est la moindre des choses.
Un peu moins de septante ans après les horreurs de la guerre, nous vivons aujourd’hui une période critique. Les néonazis jettent le masque. Ils opèrent ouvertement et sans complexe. Ils n’hésitent pas à falsifier l’histoire. Pour eux, Auschwitz n’est qu’un tissu de mensonge. "Les six millions de juifs n’ont jamais existé", osent-ils affirmer. Il y a dans tout cela, pour ceux qui ont connu l’enfer nazi et dont le corps est encore marqué par sa blessure, la plus cinglante des injures à la mémoire des morts.
Comment dans ces conditions, peut-on parler d’amnistie ? Comment peut-on recommander d’oublier, de faire table rase du passé et de repartir sur de nouvelles bases ? Pourquoi sont-ils si nombreux aujourd’hui les doux pédagogues d’amnésie ? Je crois que si nous leur cédions et dispersions les cendres en enterrant la mémoire de nos morts, c’est nos enfants que nous exposerions. Je suis convaincu que si devait sonner pour nous l’heure de ne plus honorer nos cimetières, c’est que les camps ne seraient pas loin. Tous ces martyrs que nous rappelons aujourd’hui, c’est comme un cortège d’ombres qui nous entoure et nous préserve.
Savez-vous comment on fait pour tuer un homme deux fois ? Savez-vous comment on fait depuis deux mille ans pour si régulièrement accabler le peuple juif ? On efface l’indice du meurtre de la veille pour rendre la terre vierge à celui du lendemain. L’antisémite n’ignore pas que c’est en brûlant les morts qu’on allume le brasier des vivants. Notre combat n’est pas un combat égoïste qui vise à sauvegarder exclusivement nos communautés. C’est le combat de tous les démocrates mené pour que le monstre nazi ne relève point la tête, afin que les valeurs pour lesquelles nous luttons soient préservées. Notre soif de dignité est aussi celle de tout être humain qui veut marcher la tête haute.
Faut-il redire la liste déjà longue des attentats récents ? Il y a les synagogues profanées. Il y a des tracts antisémites, des inscriptions racistes. Il y a des tombes insultées. Je pense à Pierre Créauge, ce poète juif mort à Auschwitz qui, jadis, écrivait un texte émouvant au sujet des pierres profanées. "Ils sont venus s’exercer sur les morts, disait-il , les risques ne sont pas bien grands, avant de s’attaquer aux vivants."
Cela se fait doucement, presque imperceptiblement, à tâtons, à bas bruit. Et voici qu’un matin nous découvrons, horrifiés, l’horreur dans toute sa brutalité et sa sauvagerie. Tous ces événements convergent vers une même menace : banaliser la Shoah, faute de parvenir à la nier. Faire perdre à notre peuple la mémoire de son histoire en vue de lui faire perdre son âme. On nous reproche fréquemment de rechercher des hommes vieux, parfois malades, qui ont commis des crimes en tant que nazis ou qui furent des collaborateurs dans les pays européens occupés et qui, volontairement, ont aidé les nazis à appliquer leurs programmes inhumains.
Veut-on voir des vieillards dépourvus de force et au terme de leur vie derrière les barreaux d’une prison ? Cherche-t-on à venger les milliers et les milliers de morts déportés ou gazés dans les camps de concentration ? Certes non ! Grâce à ces procès, nous voulons réfuter de façon éclatante les théories des falsificateurs de l’histoire. Nous voulons couper l’herbe sous les pieds des négateurs de la Shoah. Grâce aux témoignages de ceux qui sont encore en vie et qui ont vécu ces années d’horreur, nous voulons poser des jalons pour nous qui vivons aujourd’hui. Nous voulons faire éclater la vérité aux yeux de nos contemporains afin de neutraliser les prochaines offensives. Chaque criminel devrait être conscient du fait que notre planète est devenue si petite et si aisée à surveiller, qu’il n’y a même plus un minuscule coin pour qu’il puisse se cacher.
La recherche de nazis est un travail décrit comme un avertissement aux meurtriers de demain qui pourraient être nés aujourd’hui. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons sauvegarder nos libertés fondamentales, nos démocraties si fragiles. La liberté n’est pas un don du ciel. Il faut se battre pour elle chaque jour de notre vie. Et refuser l’amnistie aujourd’hui, c’est se battre pour défendre les libertés de demain.
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