Le 18 juin 1987 le Parlement européen avait voté une résolution « pour une solution politique à la question arménienne » dans laquelle il estimait que « le refus de l’actuel gouvernement turc de reconnaître le génocide commis autrefois contre le peuple arménien par le gouvernement « jeunes Turcs », sa réticence à appliquer les normes du droit international dans ses différends avec la Grèce, le maintien des troupes turques d’occupation à Chypre ainsi que la négation du fait kurde, constituent, avec l’absence d’une véritable démocratie parlementaire et le non-respect des libertés individuelles et collectives, notamment religieuses, dans ce pays, des obstacles incontournables à l’examen d’une éventuelle adhésion de la Turquie à la Communauté ».
Près de 25 ans plus tard, le Parlement européen pourrait renouveler son constat sans en changer une virgule. Mais il ne le fera pas. Non pas que la Turquie ait progressé sur ces différentes questions, mais parce que l’Europe a régressé dans la défense et la promotion de ses valeurs fondatrices.
La question du Génocide des Arméniens et de sa reconnaissance est un marqueur particulièrement fiable de cette régression. Initialement posée comme un « obstacle incontournable à l’examen d’une éventuelle adhésion », cette question a été ramenée sous l’influence du lobby turc et de ses affidés au statut d’une question à évoquer en cours de négociations puis à ne plus évoquer du tout.
Un contenu turc pour une Europe sans histoire et sans identité
Le schéma idéologique dominant des actuels responsables européens présente à cet égard les apparences de la cohérence : la création d’un espace de libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes exigerait des peuples européens sans mémoire, sans histoire, sans frontières, sans identité. Ce consensus est aujourd’hui largement partagé par les libéraux, la plupart des socialistes, les verts et la Commission.
Dans cette optique, cette dernière a cru pouvoir absorber la Turquie comme elle avait facilement converti à sa doxa des Pays d’Europe Centrale et Orientale dépolitisés par plusieurs décennies de domination soviétique. Mais la Turquie – à l’instar d’ailleurs de la Russie – ne rentre pas dans cette catégorie. Munie d’une identité forte et mue par des sentiments impérialistes, la Turquie n’a absolument pas accédé à des « exigences » européennes, en vérité formulées sous forme de suppliques : elle continue à oppresser les Kurdes, à occuper Chypre, à nier le Génocide des Arméniens et à effectuer le blocus de l’Arménie.
Mieux, la Commission envisage régulièrement de conférer un rôle de fondé de pouvoir à la Turquie dans le Caucase où sa présence est un lourd facteur d’instabilité en raison de son biais anti-arménien permanent. Sur le sol européen même, on assiste maintenant régulièrement à des manifestations de glorification de la Turquie et même à des attaques et des manifestations de haine arménophobe plus ou moins directement organisées par l’Etat turc, sans que personne n’y trouve à redire.
En 2006, une manifestation négationniste organisée par le consulat turc a eu lieu à Lyon ce qui a constitué, selon l’historien Philippe Videlier, un fait inédit depuis les démonstrations fascistes organisées avant guerre par le gouvernement mussolinien. Une manifestation similaire s’est déroulée à Berlin la même année. En octobre 2007, une violente manifestation des Loups-Gris turcs contre le soutien américain aux Kurdes d’Irak s’est déroulée à Bruxelles et a dégénéré en pogrom. Mehmet Koksal, un journal dissident belgo-turc a été pris à partie et un cafetier arménien de St Josse a vu son établissement détruit aux cris de « morts aux Arméniens ».
La commission d’historiens, tarte à la crème du négationnisme
Il faut dire que la Turquie – forte d’une tradition diplomatique ancienne et particulièrement efficace – a remarquablement su changer son image à défaut de changer sa réalité. Elle est en cela secondée par la très dévouée Commission européenne qui alloue un fond dédié à l’amélioration des opinions des Européens, officiellement sur les pays candidats, en vérité sur la seule Turquie (voir la Communication de la Commission sur le « dialogue entre les societes civiles de l’Union européenne et des pays candidats »)..
Cette faculté à changer d’apparence en dépit des réalités est particulièrement vérifiée sur la question du Génocide. La stratégie de la commission d’historiens est un exemple patent de manipulation perverse des opinions publiques : depuis les années 70, et notamment en raison du négationnisme turc, les historiens spécialisés ont produit des travaux tout à fait considérables en qualité et en volume sur cette question (cf. les volumineux essais consacrés à la question par Yves Ternon, Vahakn Dadrian ou Raymond Kevorkian). On possède aujourd’hui une connaissance du génocide des Arméniens bien supérieure à celle que l’on a de maints sujets historiques.
L’Association Internationale des Chercheurs sur les Génocides s’est à plusieurs reprises prononcée sur la question – on lira par exemple la lettre ouverte envoyée en mai 2005 par l’Association Internationale des Chercheurs sur les Génocides au Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdogan – mettant en exergue le fait que « nier la réalité factuelle et morale [de ce génocide] ne constitue pas un travail scientifique mais un exercice de propagande visant à blanchir les auteurs de ce crime, condamner ses victimes et effacer sa signification éthique ». C’est une stratégie bien connue des négationnistes de tenter de provoquer la rupture du consentement d’auditoires crédules et peu avertis . A quand une commission d’historiens sur l’existence de Georges Clemenceau, de la Callas ou des Twin Towers ?
Dans cette stratégie particulière, la Turquie a trouvé en France des idiots utiles de poids : le lobby des historiens, constitué de plusieurs dizaines de membres croyant défendre la liberté d’expression là où ils défendent en vérité la haine raciale dont le négationnisme est un des modes d’expression.
Si la plupart des troupes de l’association « Liberté pour l’Histoire » est certainement constituée d’historiens de bonne foi, on peut néanmoins s’interroger sur la sincérité de ses meneurs qui – n’ayant sur le sujet que leur notoriété comme compétence – ont littéralement – et au nom de la liberté d’expression – monopolisé la parole publique sur la question et réduit leurs détracteurs au silence. En l’occurrence, on peut craindre que ces historiens de Cour ne parviennent à leur fin, c’est-à-dire à faire la loi tout en s’exemptant des risques inhérents au débat politique .
On peut également être plus que dubitatifs sur les objectifs réels des intellectuels turcs, ou du moins de ceux dont la parole est relayée par les grands médias. S’il existe effectivement de vrais dissidents turcs qui militent courageusement pour la reconnaissance du Génocide, comme pour la cause kurde ou de manière générale pour la civilisation des mœurs politiques de leur pays, il est douteux que le grand public européen les connaisse . Ceux que le système médiatique promeut sont certes intéressés par la démocratisation de la société turque mais ils restent farouchement attachés au pacte national fondateur de la Turquie incluant la négation du génocide des Arméniens.
Le réveil identitaire, créature de Frankenstein de l’Union européenne
Or le Génocide des Arméniens a eu et garde une signification politique. Il a constitué la réponse en forme de rejet par la Turquie de la modernité européenne . Et le négationnisme n’exprime rien d’autre que la permanence de ce rejet : la Turquie a bien adopté les outils formels de la modernité mais en rejetant ses fondements philosophiques et les notions qui y sont attachées, par exemple la Justice, la Vérité, la Responsabilité, etc.
En ce sens, l’abdication sur cette question par les instances européennes est symptomatique de la perte de sens de l’Union et de l’abandon de ses valeurs face à plus fort qu’elle, bref de son adhésion à la Turquie…
On ne peut prétendre que ce fait – largement méconnu des opinions publiques – polarise les citoyens européens. En revanche, il constitue bien, à côté de mille et une autres démissions, la cause de la rancœur éprouvée par les peuples européens contre leurs dirigeants.
Il ne faut donc pas s’étonner que de plus en plus des mouvements identitaires forts apparaissent qui, des « Vrais Finlandais » au FPÖ, du Front National au Fidesz surfent sur le sentiment de déréliction éprouvé dans tous les domaines – social, économique mais aussi éthique – par les peuples de l’Union.
Et placées de fait devant les ukases de dirigeants de l’Union favorables à l’adhésion turque ou, plus généralement hostiles à l’identité européenne, les nations européennes préféreront toujours un populisme autochtone à une suzeraineté étrangère. A ce jeu dangereux, il est à craindre que les Arméniens d’Europe fassent partie des derniers à croire à l’Union européenne comme, voici un siècle, ils faisaient parties derniers à croire à l’Empire ottoman.
Laurent Leylekian
Le Taurillon, magazine eurocitoyen - 27 mai 2011
http://www.taurillon.org/Genocide-armenien-l-abdication-de-l-UE