« En condamnant le principal suspect de l’assassinat de Hrant Dink à une sentence proche de la peine maximale, la justice a clairement voulu prendre une décision exemplaire. Cela mérite d’être salué. Mais il est relativement aisé de condamner un exécutant. Le véritable test pour la détermination de la justice sera sa capacité à identifier et punir les commanditaires et les complices de cet assassinat », a déclaré Reporters sans frontières.

Le 25 juillet 2011, la Cour d’assises pour mineurs d’Istanbul a condamné Ogün Samast à une peine de 22 ans et 10 mois de prison, assortie d’une amende de 600 TL (environ 300€). L’avocate des parties civiles, Me Fethiye Cetin, a calculé que d’après la loi sur l’application des peines, le jeune homme, âgé de 17 ans au moment des faits, devrait encore passer au moins 11 ans derrière les barreaux. À la sortie du tribunal, l’avocate a salué un verdict qui « répond aux attentes des parties civiles ». Elle a rappelé « à quel point il était important que de tels crimes, menaçant notre capacité de vivre ensemble », ne restent pas impunis. Cependant, a-t-elle relevé, « la décision du tribunal porte uniquement sur l’acte perpétré par Samast. Il est trop tôt pour dire si les questions soulevées par la Cour européenne des droits de l’homme y trouveront des réponses ».

En septembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait condamné les autorités turques pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir l’assassinat du journaliste turc arménien.

« La condamnation du tireur est un premier pas important, mais qui ne saurait suffire, a rappelé l’organisation. À l’heure où le journal de Hrant Dink Agos, comme d’autres médias, reçoit de nouvelles menaces de mort, il est extrêmement important que la justice envoie un signal fort aux ultranationalistes et à leurs relais au sein de ‘l’Etat profond’ ».

Les responsables de la gendarmerie de Trabzon (mer Noire), qui avaient connaissance du projet d’assassinat du journaliste, mais n’avaient rien fait pour l’empêcher, n’ont été jugés que par un tribunal de police, qui les a condamnés le 2 juin 2011 à des peines allant de quatre à six mois de prison. La cour d’Assises locale a refusé de se saisir du dossier.

Dans le même temps, une enquête sur les responsabilités de trente fonctionnaires de haut rang, dont le lancement avait fait grand bruit en février dernier, semble enterrée. « N’aurait-elle été ouverte que pour donner des gages à la CEDH ? » s’est interrogée l’organisation.

Une partie des inconnues pesant encore sur les intentions et les moyens de la justice devrait être levée ce vendredi 29 juillet, lors de la prochaine audience du procès des dix-huit co-accusés dont Ogün Samast avait été séparé en raison de son jeune âge. Mais les attentes sont faibles, dans la mesure où il est d’ores et déjà confirmé que les enregistrements des caméras de surveillance près du lieu du crime sont définitivement altérés, et où les débats sur un éventuel second tireur ont été abandonnés. Bien qu’il soit clair que les enregistrements aient été délibérément effacés par des collaborateurs de la police d’Istanbul, les responsabilités n’ont toujours pas été clairement établies.

Plus d’éléments émergeront peut-être de l’autre procès d’Ogün Samast, pour « appartenance à une organisation illégale », et dont la prochaine audience doit se tenir le 23 septembre 2011. Pour préparer son réquisitoire, le procureur de la 14e chambre de la cour d’Assises d’Istanbul a commandé à la police un rapport sur des liens éventuels entre les accusés du procès Dink et les personnalités mises en examen dans le cadre du procès Ergenekon – une thèse longtemps défendue par la partie civile.

Ogün Samast a été décrit par la défense comme un « enfant poussé au crime » peu éduqué, intoxiqué par la campagne de haine déclenchée contre Hrant Dink dans les médias. Son avocat, mentionnant des vices de forme, a demandé en vain l’annulation de l’acte d’accusation et l’acquittement de son client. Ogün Samast a finalement été condamné à 21 ans et six mois d’emprisonnement pour « homicide avec préméditation » (article 82, alinéa 1 et 2 du code pénal), plus seize mois pour « détention et usage illégal d’arme à feu » (article 13, alinéa 1 de la loi N°6136). Transféré à la prison de Kandira, il dispose de sept jours pour faire appel.

Bien que le contexte politico-social ait largement évolué depuis l’assassinat de Hrant Dink, le 19 janvier 2007, les menaces de groupuscules nationalistes contre des journalistes n’ont pas disparu. Le 20 juillet 2011, les dirigeants du quotidien de gauche Günlük Evrensel et des dizaines de représentants de la société civile ont saisi la justice, après avoir reçu de nouvelles menaces de mort émanant des « Brigades Turques de la Vengeance » (Türk Intikam Tugayi, TIT). Dans une rhétorique que ne renieraient pas les assassins de Hrant Dink, le courrier électronique reçu par la rédaction rappelle : « Nous vous avions sommé de quitter le pays d’ici le 15 août 2011, vous et vos collaborateurs. À partir de maintenant, nous ne vous avertirons plus. (…) Nous userons désormais du droit à la légitime défense de notre sainte nation turque pour réaliser des opérations là où il nous semble bon. Nous mènerons le combat pour une Turquie à 100% turque ». Ces menaces ne doivent pas être prises à la légère : la TIT a en effet revendiqué de sanglants attentats dans le passé. En 1998, le président de l’Association des droits de l’homme (IHD), Akin Birdal, avait été grièvement blessé à Ankara ; en 2006, une bombe avait fait dix morts à Diyarbakir (Est), dont sept enfants.

Il y a un mois, un courrier similaire avait été reçu par plusieurs journalistes et intellectuels, tels que le chroniqueur d’origine arménienne Etyen Mahçupyan, du quotidien conservateur Zaman, ou le journaliste d’Agos Baskin Oran. La TIT ordonnait alors à Agos et aux autres médias « du même camp » de cesser immédiatement leurs activités, et à leurs collaborateurs de quitter le pays. Des députés du parti pro-kurde BDP avaient aussi été visés. Dans le cas de Baskin Oran, c’est déjà la quatrième lettre, mais ses démarches auprès de la justice n’ont toujours rien donné. « Tant que la justice reste aussi inefficace, ils continueront de me menacer », estime le journaliste.

« La condamnation d’Ogün Samast ne sera qu’une maigre consolation si les forces de l’ordre et la justice restent incapables d’intervenir en amont, en se décidant enfin à prendre les menaces au sérieux. Alors que l’affaire Dink a levé le voile sur les tentacules de la pieuvre ultranationaliste, la justice ne peut plus dire qu’elle ne savait pas. Moins que jamais, il ne saurait y avoir un autre Hrant Dink. »

Reporters Sans Frontières